Latortue, le prolifique sénateur de l’Artibonite

Le sénateur Youri Latortue (Photo: James Alexis)

LeNouvelliste:

Le troisième sénateur de l’Artibonite, Youri Latortue, traîne derrière lui un bilan positif pour ses six ans passés au Grand Corps en termes de nombre de lois proposées. Seize au total, selon le parlementaire. Une performance, pas étonnante, pour celui qui brille partout où il passe. Portrait de celui qu’on a tendance à appeler « Monsieur Sécurité et Justice », du nom de la commission qu’il dirige.

Haïti: « Lucide comme un broker de Wall Street, si Youri Latortue saute par une fenêtre, vous pouvez le suivre tant l’atterrissage est assuré », estime, dans une métaphore, un Gonaïvien qui a grandi avec celui qui devient le brillant sénateur d’aujourd’hui. Et pourtant, s’étonne Fritz-Gérald Calixte, ex-présentateur vedette de la Télévision nationale d’Haïti, « l’adolescent Youri Latortue était un grand timide, quasiment replié sur lui-même, se tenant la plupart du temps à l’écart des autres dans le quartier de la rue Paul Prompt, et dissimulant avec tact tous les signes avant-coureurs d’un brillant avenir.»

Bridé, peut-être, par la discipline stricte qu’imposait son père Paul Latortue, officier d’état civil, et sa mère Carmen, infirmière de profession, le gamin, peu démonstratif, ne nouait presque pas d’authentiques amitiés et se plaisait plutôt dans son cadre familial rassurant. « Il était toujours assidu à ses études et ne participait que très rarement aux activités des jeunes du quartier », se rappelle Calixte avec une certaine admiration pour cette figure, désormais, emblématique pour la Cité de l’Indépendance. « On peut ne pas être d’accord avec certains de ses choix politiques, mais c’est un modèle pour la ville des Gonaïves et pour le pays tout entier », nuance l’ancien directeur des affaires culturelles et éducatives de la télévision d’Etat.

Il n’y a pas de doute que Youri Latortue, ancien élève de l’institution Frères de l’Instruction chrétienne des Gonaïves, était un élève brillant. Son parcours académique exceptionnel le prouve. Studieux et discipliné, il est sorti en 1979 lauréat national des examens de fin d’études primaires. « Je n’étais pas plus intelligent que les autres élèves, mais ma maman m’avait appris à être un combattant », explique-t-il avec modestie, se rappelant avoir reçu beaucoup de cadeaux pour cette réussite, dont une bicyclette.

Après les études primaires, le jeune Youri laisse la Cité de l’Indépendance où il était bien entouré de ses parents, de ses quatre frères et de ses deux soeurs pour découvrir la capitale haïtienne. A Port-au-Prince, c’est l’institution Saint-Louis- de-Gonzague qui l’a accueilli. Loin de sa famille et de ses amis d’enfance, le jeune Gonaïvien, pensionnaire au Juvénat, continue de briller. « Je suis sorti lauréat national aux examens de philo », raconte-t-il aujourd’hui d’un air fier. Deux fois lauréat national, le fils de Paul Latortue et de Carmen Cantave peut nourrir tous les espoirs.

Pour un jeune si brillant, être admis à la faculté d’agronomie ce dont il rêvait – devrait être une simple formalité. Pourtant, ce rêve ne sera jamais concrétisé. « La faculté d’agronomie était fermée quand j’ai terminé mes études classiques », se souvient Youri Latortue. Pour ne pas rester sans rien faire dans l’attente de la réouverture de ladite faculté, il s’est inscrit à l’académie militaire à l’insu de ses parents. « J’ai été lauréat au concours d’entrée », précise-t-il. Personne n’est arrivé à le détrôner pendant le cycle d’études. « C’est seulement quand on a publié mon nom comme lauréat de la promotion dans les médias que mes parents ont accepté mon choix », précise celui qui se réclame de Raboteau, un quartier populaire des Gonaïves.

Après avoir été commissionné le 20 septembre 1990, le jeune officier des Forces Armées d’Haïti est assigné à Croix-des-Bouquets comme stagiaire. Un an après, on le retrouve à l’académie militaire, à Frères, cette fois comme instructeur. Il y restera jusqu’en 1994. Parallèlement, il a étudié les sciences comptables à l’INAGHEI. Là encore son étoile a brillé. Youri Latortue est consacré lauréat de sa promotion. Le Gonaïvien n’entend pas s’arrêter en si bon chemin et décida en 1993 de fréquenter la faculté de droit et des sciences économiques de Port-au-Prince. Pour une première fois, le nom de Latortue est situé en troisième position dans le palmarès des étudiants.

De l’académie militaire au palais national

Le corps militaire qui imposait, dans la foulée, trois ans d’exil au président Jean-Bertrand Aristide suite à un sanglant coup d’Etat, réprimait les groupes hostiles. A son retour de l’exil, l’ex-apôtre des bidonvilles a pris sa vengeance en réduisant l’effectif des forces armées à 1 500 hommes avant de les démobiliser. Youri Latortue n’a pas été au-devant de la scène pendant les trois ans du coup d’Etat. « C’était un gentleman », commente quelqu’un qui le côtoyait à l’Antigang où il était responsable du service d’enquête. Dans son for intérieur, le natif de Raboteau n’a pas digéré le putsch. « J’étais contre le coup d’Etat comme le renvoi de l’armée », déclare l’homme aux multiples casquettes.

Raboteau, le quartier où Youri Latortue a pris naissance le 13 novembre 1967, garde de mauvais souvenirs du putsch de septembre 1991. Un massacre y a même été perpétré par des militaires. « Malgré tout, je gardais de bonnes relations avec la population, explique Latortue. D’ailleurs, on me voyait comme un fils des Gonaïves, pas comme un militaire. » Au procès des militaires impliqués dans le bain de sang de Raboteau Youri Latortue a été cité à titre de témoin à décharge par un jeune soldat. Nous sommes entre octobre et novembre 2000. Le procès s’est tenu sous une tente érigée au palais de justice des Gonaïves, non loin de Raboteau.

Au retour d’Aristide, le fils des Gonaïves conserve son poste dans l’armée. Ceux qui faisaient le tri n’ont pas jugé bon de le renvoyer. « Je n’étais pas renvoyé parce que je n’avais nui à personne », dit-il en guise de commentaire sur son maintien parmi les 1 500 soldats. J’étais un officier discipliné qui faisait son travail. » Youri Latortue est transféré en 1994 au palais national au poste de commandant adjoint de l’Unité de la sécurité du palais national (USGPN). A la démobilisation de l’armée, il intègre la Police nationale d’Haïti. « Je gardais le même poste, je changeais seulement d’uniforme », explique-t-il.

Tout allait comme dans le meilleur des mondes pour Youri Latortue jusqu’en 2001 lorsque, dit-il, un complot a été ourdi contre lui par des éléments de sa troupe seulement neuf jours après la prestation de serment de Jean-Bertrand Aristide pour son second mandat. « On m’accusait de préparer un coup d’Etat contre le président Aristide », raconte l’ancien officier des Forces Armées d’Haïti. « On m’avait braqué et je m’étais défendu », ajoute-t-il sans trop de détails. Derrière ce complot, il dit soupçonner des éléments de l’USGPN qui voulaient prendre la place du commandant du corps.

>Après l’incident au palais, le cousin de Gérard Latortue est rentré chez lui. Il dépose pour un moment le métier des armes pour se consacrer au droit. Il a roulé sa bosse dans quelques cabinets d’avocats avant de quitter le pays pour le Canada. Il s’est retiré de la ligne de mire de proches de l’ancien président Aristide qui l’accusaient de ne pas être lavalas. Sa femme, Irvelle Latortue qu’il a épousée en 1994, s’est réfugiée à Miami. Ses trois filles aussi. Elles sont aujourd’hui âgées respectivement de 12, 14 et 16 ans. « J’ai profité pour décrocher une maîtrise en droit des affaires à l’Université de Montréal », précise Youri Latortue. Il est sorti lauréat parmi les étudiants étrangers. Encore une fois l’étoile du fils authentique de l’Artibonite, qui a aussi étudié l’anglais et l’immigration à FAU, a brillé.

Entre-temps, Jean-Bertrand Aristide a été contraint une seconde fois de quitter le pouvoir. Gérard Latortue est désigné par le Conseil des Sages pour diriger le gouvernement de transition. Un moment propice pour l’ancien officier des FAD’H de retourner au pays. « Je suis rentré avec Gérard le 11 mars 2004 », se rappelle-t-il. On le retrouve ainsi comme conseiller en sécurité à la Primature. Poste qu’il a occupé pendant 18 mois avant de choisir d’entamer une carrière politique.

Troquer le fusil contre le costume politique

L’une des missions du gouvernement de transition de Gérard Latortue consistait à organiser des élections générales selon un calendrier bien établi. Une fois la machine électorale mise en branle, Youri Latortue s’est lancé dans la course en créant le parti régional Latibonit an Aksyon. Le moment était certainement propice. « Oui le moment était approprié », convient le politicien avant de rejeter l’idée qu’il ait été favorisé dans la course électorale par son oncle. « Gérard ne m’aidait en rien. Il ne fait pas de cadeau », insiste le chef de file de Latibonit an Aksyon, le parti régional qui s’en bien sorti avec deux sièges sur trois possibles. Youri Latortue est élu 1e sénateur de l’Artibonite aux législatives de 2006. François Bergromme aussi. « Je suis un fils de l’Artibonite. On me connaît très bien là-bas », avance-t-il en guise de réponse à une question portant sur la base de sa victoire. Je viens d’une grande famille qui s’était retirée de la politique seulement pendant la dictature des Duvalier. Mon arrière-grand-père Emile était sénateur. Mon grand père Justin était député en 1946 et mon cousin Paul Latortue était candidat au Sénat ».

Le sénateur Latortue, en fin de mandat, n’a pas fait un passage à vide au Grand Corps. Lui seul a le secret de faire durer les séances de grande importance, comme celle qui a débouché sur le renvoi du Premier ministre Michèle Duvivier Pierre-Louis, au-delà de minuit. Il a toujours un principe de droit à défendre, même pour les causes apparemment perdues d’avance.

Des défaites aussi

Youri Latortue n’a pas connu que des succès au Sénat. « J’ai perdu la bataille visant à empêcher le renvoi par le Sénat de l’ancien Premier ministre Michèle D. Pierre-Louis », admet celui qui était à la tête de la majorité qui censurait Jacques Edouard Alexis en 2008. La prolongation du mandat de l’ancien président René Préval et le vote de la loi d’urgence créant la CIRH figurent aussi sur la liste des défaites de Youri Latortue. « J’ai perdu ces batailles à cause de la trahison des sénateurs Judnel Jean, Céméphyse Gilles et Rudy Hérivaux », dénonce celui qui présidait la commission sénatoriale d’enquête sur la nationalité étrangère du sénateur Rudolph Boulos. L’industriel a été destitué. Le même Youri Latortue, un an plus tard, a prôné, sans succès, la réhabilitation de Boulos sur la base d’une décision de justice. Controversé ? Peut-être.

La plus récente déception du 3e sénateur de l’Artibonite est sans doute la défaite de la candidate du RDNP, Mirlande Manigat, au second tour de la présidentielle de 2011. « Mme Manigat n’a pas su trouver le langage approprié pour parler à la population », analyse le chef de file de la campagne électorale de l’ancienne première dame. Youri Latortue a conseillé Mirlande Manigat de ne pas contester la victoire de Martelly, le néophyte. En très peu de temps, Youri Latortue s’allie au président Michel Martelly.

Allié du président Martelly

Allié fidèle du sénateur Evallière Beauplan, Youri Latortue ne nie pas son appui au président Martelly qu’il combattait pendant les élections. « Seulement 30 minutes après la proclamation des résultats du second tour, le président Martelly, mon ami de vieille date, m’a téléphoné pour me demander mon support », a révélé le parlementaire pour expliquer son revirement. « Je suis un allié du président Martelly dans le sens pour l’aider, poursuit celui qui a récemment démissionné de la commission sénatoriale d’enquête sur la nationalité du chef de l’Etat. Je faisais de même pour le président Préval pendant six mois jusqu’à ce que j’aie découvert qu’on n’avait pas besoin de moi. »

Se félicitant d’avoir conseillé le président Michel Martelly de préparer la loi sur le Fonds d’éducation national et à remettre ses documents de voyage à la commission sénatoriale d’enquête, Youri Latortue estime que les parlementaires doivent accompagner le président dans sa mission. « On doit, à mon avis, arriver à un pacte de gouvernabilité pour pouvoir aborder les vrais problèmes du pays», déclare Latortue, qui dit garder de bons contacts avec Mme Manigat.

Le temps des bilans

Président de la commission Justice et Sécurité du Sénat durant presque tout son mandat, le fils des Gonaïves a présenté, à lui seul, 16 propositions de loi ayant surtout rapport avec la réforme de la justice. « La loi créant le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire ; celle sur l’habeas corpus ; celle sur la détention préventive prolongée ; celle sur le kidnapping ; celle sur les compagnies de sécurité ; celle sur la garantie judiciaire », sont quelques-uns des textes de lois soumis par l’influent sénateur de l’Artibonite. « Je suis actuellement le sénateur le plus prolifique au Grand Corps », s’enorgueillit-il.

Dans ses stratégies de combattant, l’ex-officier des Forces Armées d’Haïti s’est fait des alliances, parfois surprenantes. Allié de circonstance du sénateur Joseph Lambert, il se félicite d’avoir bien marqué son passage au Sénat traversé par des scandales ou pseudo-scandales au cours des six dernières années. « Je mets quiconque en défi de prouver que j’ai quelque chose à voir avec les scandales ou pseudo-scandales », jure Latortue. Auteur de quatre ouvrages, dont Mon combat au Parlement, le sénateur Youri Latortue reste très optimiste quand à sa réélection aux prochaines sénatoriales partielles. Il se défend de rejoindre le camp Martelly pour pouvoir gagner les prochaines élections. « J’ai l’habitude de gagner des élections sans lui », lance-t-il comme pour répondre à ses détracteurs. « Je ne suis pas fait pour être toujours dans l’opposition. » Derrière le politique se cache un entrepreneur. A succès ? Allez chercher à la Direction générale des impôts.

Jean-Pharès Jérôme et Claude Gilles

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