
Il ne faut pas non plus ressusciter la politique. La seule chose potentiellement perturbatrice en Haïti. Parce que là où il y a politique, il peut y avoir changement. Le désir d’un mieux être peut se manifester et être concrétisé. C’est ce que ne souhaitent pas les « amis » d’Haïti. L’ordre du chaos convient. Ils ne veulent donc pas d’alternative à la pauvreté, à la crasse, à la déshumanisation et au sous-développement. Et cela tombe bien. Car cette volonté rejoint celle d’une certaine élite haïtienne, qui se complaît également dans cet ordre des choses. C’est curieux, me direz-vous. Comment et pourquoi des haïtiens peuvent joindre leurs forces à des forces externes pour maintenir et reproduire le chaos en Haïti?
C’est une question complexe qui induit une réponse complexe. La pauvreté matérielle et spirituelle crée des esprits pauvres qui ne peuvent penser qu’à l’intérieur du système de pauvreté, fonctionnant comme une boite hermétiquement fermée. Cela donne un citoyen parfaitement instruit mais incapable de sortir du schéma suivant: révérence absolue envers l’étranger (indépendamment de la volonté de ce dernier) qui, dans la tête de l’Haïtien, est le garant de l’accès ou du maintien au pouvoir. La finalité du pouvoir est la fonction qu’il permet d’occuper, avec son lot de privilèges et l’argent qu’on se procure. Il n’y a pas de consensus autour des règles minimales, des limites à ne pas franchir lorsqu’il s’agit de l’accès à un job ou à de l’argent. Djob ak kòb, sase inik valè. Il n’y a pas d’éthique personnelle, de consistance, de cohérence quant à la position affichée. La même personne instruite qui dénonce l’illégitimité d’un pouvoir non issu des urnes aujourd’hui s’accommodera demain d’un pouvoir similaire pourvu qu’elle ait accès à une consultation à 100 000 gourdes, ou plus, le mois. Ses valeurs seront mises en berne jusqu’à ce qu’elle perde ce privilège.
La personne agissant ainsi n’est pas intrinsèquement bonne ou mauvaise. C’est une règle de survie dans le système de pauvreté. Cette personne qui n’a ni industrie ni quelconque autre source de revenu est condamnée à ainsi survivre, à s’exiler ou trouver un mécène dans une des familles économiquement riches de la place. Ces dernières ne sont pas nombreuses et présentent à quelques exceptions près les mêmes caractéristiques socio-ethniques. La riche famille haïtienne ne peut perpétuer et multiplier ses richesses en dehors du cadre de la pauvreté. Imaginons la Croix-des-Bossales propre et sécure dans un pays où tous sont égaux devant la loi et la douane, il serait impossible de garantir le monopole de quelques-uns. Imaginons Haïti secure, n’importe quelle banque pourrait s’y installer et octroyer des crédits à des taux inférieurs à 4%. Dans ce cas, les modèles actuels devraient s’adapter ou disparaître. Le statu quo est certainement plus confortable.
Cependant, l’Haitien qui parle doit être très prudent. Il ne peut se permettre de heurter les quelques possédants du pays, nourrissant l’espoir que demain, il pourra, lui ou ses descendants, en avoir besoin. Il en est de même pour le « blanc* ». On ne peut pas froisser le « blanc », parce qu’on n’a pas d’industrie ni d’argent en banque. Sa bonne relation avec ce « blanc » est aussi son carnet d’épargne (financement d’un projet bidon ou une faveur quelconque). Étant donné qu’on ne peut pas fâcher le groupe détenant le monopole économique ni le « blanc », pour se défouler il ne reste que le congénère qui, hier encore, était dans la même situation que nous mais aujourd’hui est au pouvoir. Sur lui nous nous défoulons avec rage d’autant que nous pensions qu’il est « chiche ». Il mange seul. Nous n’aspirons pas à autre chose qu’au pouvoir pour pouvoir manger. Lorsqu’un pouvoir n’accepte pas de se démettre, la formule magique permettant à d’autres de manger aussi, c’est le « dialogue ». Le dialogue permet un apaisement en écartant quelques-uns qui mangeaient et fait de la place à d’autres qui étaient dans la file d’attente. Et c’est un éternel recommencement. C’est ainsi qu’est morte la politique et ne ressuscite plus. Le peuple devient frustré en cultivant une haine immense envers ceux qui sont dans l’arène.
En fait, il n’y a point de désir de transformation de l’environnement socio-économique. L’élite socio-politique haïtienne ne voit pas concrètement comment le changement de l’ordre des choses pourrait changer ses propres conditions socio-économiques d’existence. Parce qu’elle ne peut pas penser en dehors du système de pauvreté créé et entretenu. De ce point de vue, l’ordre des choses en Haïti a encore de beaux jours devant lui.
La menace pourrait provenir de ces bandes armées. Tous leurs membres sont les rejetons du système économique de pauvreté qui s’appuie, pour perdurer, sur l’exclusion. Si les membres des groupes armés avaient conscience du potentiel socio-politique de ces armes qui leur sont données, ils auraient pu s’en servir pour renverser l’ordre des choses. Mais hélas, ils pensent comme l’élément instruit de la classe moyenne haïtienne. Ils sont obnubilés par la survie. Dans cette course à la survie, ils utilisent le potentiel destructeur de l’arme à feu et non son potentiel constructeur. Le chef de gang est bête et sauvage, comme en a bien voulu la société. Il utilise l’arme pour détruire la force sur laquelle il aurait pu s’appuyer pour changer ses conditions sociales d’existence, c’est-à-dire son voisin, le propriétaire du RAV4, celui qui se plie en 4 pour payer l’école de ses enfants ou leur donner à manger. Il viole la femme et la sœur de son congénère. Il se baigne dans le sang de son consort. Le consultant à 100 mille gourdes et Lanmò Sanjou ont en commun d’avoir le ventre à la place du cerveau. Cela convient parfaitement aux amis d’Haïti, gardiens du statu quo. Pour eux les bandes armées deviendraient dangereuses si elles cessaient de kidnapper, de voler et de violer pour réclamer le pouvoir politique. Elles deviendraient dangereuses si elles demandaient le changement de l’ordre économique et un peu de respect dans les rapports avec les « amis » d’Haïti. Pour cela, il aurait fallu remettre le ventre et le cerveau à leur place.
Alors comprendrez-vous que les bandes armées ne sont pas dangereuses. Elles ne font que tuer des haïtiens qui, de toute façon, dans cette perspective, cherchant un mieux-être ailleurs, allaient causer des problèmes aux voisins d’Haïti. Croyez-moi, s’il y avait des bandes armées dangereuses en Haïti on les détruirait en un week-end.
*Mes amis étrangers qui me demandent à chaque fois : mais cela veut dire quoi « blanc »? Il faut être haïtien pour savoir ce que c’est. Un étranger fraîchement débarqué en Haïti mettra du temps à comprendre ce que c’est qu’un blanc, à moins de croiser rapidement le regard de l’haïtien qui ne manquera pas de lui faire comprendre qu’il est un être supérieur.
Rénald Lubérice