Haïti : Sécurité et recettes fiscales entre les mains d’une firme privée ?

La possible signature d’un contrat de dix ans entre l’État haïtien et une société militaire privée internationale, censé rétablir la sécurité et renforcer les recettes fiscales, suscite de vives interrogations. Tandis que les rumeurs enflent, le silence du Pouvoir inquiète.

Par Charilien Jeanvil

P-au-P, 18 août 2025 [AlterPresse] — Alors que la presse internationale et nationale relaie un possible contrat engageant l’État d’Haïti sur de longues années avec une société militaire privée internationale, le Pouvoir en place observe un mutisme total.

De quoi raviver les préoccupations des citoyennes et citoyens, y compris de certain·e·s expert·e·s consulté·e·s par AlterPresse.

Rebondissement autour du contrat Haïti / Erik Prince

La révélation d’un possible contrat entre l’État d’Haïti et la société militaire privée dirigée par l’Américain Erik Prince, sur dix (10) ans, suscite des remous.

« Ce dont on parle concerne un contrat d’État, car il s’agit d’un partenariat entre l’État et une personne ou une entité étrangère. Il faut donc une loi pour la ratifier », soutient un expert consulté par AlterPresse, ayant requis l’anonymat.

« Il ne peut entrer en vigueur sans la ratification par le Parlement (une structure dysfonctionnelle en Haïti depuis l’échéance de la 50ème législature et le départ de deux-tiers du Sénat en 2022, ndlr) », renchérit le chercheur.

Outre la lutte contre les gangs armés, un système de collecte de taxes à la frontière avec la République dominicaine serait mis en place, confirme Erik Prince dans une interview à Reuters, consultée par AlterPresse.

Enjeux fiscaux et pertes aux frontières

La collecte des taxes relève légalement de l’administration publique haïtienne – notamment de la Direction générale des impôts et de l’Administration générale des douanes – comme le prescrit la Constitution et la loi sur l’administration publique haïtienne, rappelle l’expert.

Il reconnaît toutefois une déperdition massive de revenus pour l’État haïtien, en raison de la contrebande aux frontières poreuses avec la République dominicaine, estimant entre 300 et 400 millions de dollars les pertes annuelles.

Haïti perdrait environ 400 millions de dollars par an à cause de la contrebande dominicaine, indiquait déjà un article du 25 avril 2018 du journal américain Miami Herald, consulté par AlterPresse.

Pendant ce temps, l’État haïtien sollicite plus de 20 % de son budget auprès de la communauté internationale, soit environ 90 millions de dollars par an.

« Augmenter la taxation s’avère donc bénéfique pour le pays », estime le chercheur. Mais il réclame la publication du document liant l’État haïtien à cette société internationale : « ce mode de contrat ne peut être tenu secret ».

Risques juridiques et diplomatiques

Le contrat d’État se révèle particulièrement complexe, avertit l’expert, qui s’interroge sur la nature des considérations juridico-administratives. Il craint un déséquilibre juridique pouvant être fatal à l’État haïtien.

« Il faut des diplomates expérimenté·e·s, ayant l’art de la négociation et maîtrisant la législation internationale », avance notre consultant, stupéfait que l’État délègue la responsabilité de la collecte de taxes en dehors des procédures.

« Quelle juridiction arbitrale doit sévir en cas de litige entre les deux parties ? À partir de quelle règle doit-elle intervenir ? », s’interroge-t-il, rappelant que le fonctionnement d’une institution de droit étranger est régi par la législation de son pays d’origine. Il plaide pour des dispositions claires sur ces aspects.

Divisions au sein du CPT et du Gouvernement ?

Les discussions vont bon train depuis une semaine. Jusqu’à présent, les officiels n’ont pipé mot, même s’ils multiplient les rencontres. Un proche du pouvoir, contacté par AlterPresse, n’a pas souhaité réagir.

« Personne de mon bureau n’est au courant de cette initiative », a souligné l’ex-coordonnateur du Conseil présidentiel de transition (CPT), Fritz Alphonse Jean, dans une note visant à « apporter des éclaircissements sur les mécanismes institutionnels établis pour de pareilles démarches ».

Les sociétés transnationales ont tendance à exiger de l’État qu’il renonce à ses priorités, met en garde l’expert consulté par AlterPresse, se demandant quel système international protège réellement l’État haïtien.

L’État peut donc être forcé à se soumettre aux prescrits de la compagnie en question, et renoncer à son immunité d’exécution et de juridiction. Le chercheur encourage ainsi la mise en place de mesures fortes pour tirer plus d’avantages que de désavantages.

Des promesses sécuritaires contestées

Erik Prince a déclaré vouloir reprendre, d’ici un an, le contrôle des principaux axes routiers occupés par les gangs. « Pour moi, l’un des principaux indicateurs de réussite sera de pouvoir conduire de Port-au-Prince à Cap-Haïtien dans un véhicule léger sans être arrêté par les gangs », a-t-il confié à Reuters.

Il n’a cependant donné aucun détail sur les engagements financiers entre l’État d’Haïti et Vectus Global, rapporte Reuters.

Un porte-parole de Vectus Global, contacté par le Miami Herald, a indiqué que l’entreprise disposait d’un programme d’un an pour aider le gouvernement à vaincre les gangs, ainsi qu’un rôle de conseil à plus long terme sur la manière de rétablir les capacités de collecte des recettes une fois la situation stabilisée.
« C’est scandaleux », a réagi Samuel Madistin, président de la Fondasyon Je Klere, auprès du Miami Herald.

« Le gouvernement en place est provisoire, corrompu et représente la frange la plus mafieuse du secteur privé. Il n’a pas la légitimité d’engager le pays dans un contrat à long terme de dix ans avec une entreprise privée pour collecter des impôts et renforcer la sécurité, alors qu’il n’a jamais pris de mesures rassurantes pour renforcer l’Armée et la Police nationale afin de lutter contre les gangs », a dénoncé l’avocat et militant des droits humains.

Contradictions et zones d’ombre

Le New York Times a fait état, en mai 2025, d’un contrat confidentiel signé entre Erik Prince et le gouvernement haïtien, pour freiner l’expansion des gangs. Il était envisagé une opération déployant jusqu’à 150 mercenaires – dont des Haïtiano-Américains – en Haïti durant l’été 2025, notamment à Port-au-Prince.

Les plus hautes autorités haïtiennes ont refusé de fournir des détails sur le contrat, qui, pour un an, s’élèverait à 50 millions de dollars, selon le Miami Herald.

Ce même journal rapporte que des négociations sont en cours pour le contrôle des frontières et le recouvrement des dettes via la restructuration des douanes et de la Police frontalière (Polifront).

« Aucun contrat n’a été signé », affirme toutefois un responsable du pouvoir, réagissant à l’article de Reuters sur Erik Prince. Il ajoute que plusieurs entreprises, dont celle de Prince, sont en lice pour le contrat.

En plus du personnel, l’accord prévoirait que l’entreprise d’Erik Prince fournisse des hélicoptères et des drones armés.

Du 1er mars au 10 juin 2025, au moins 300 bandits auraient été tués par des drones kamikazes utilisés dans la lutte contre les gangs, a rapporté le directeur exécutif du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), Pierre Espérance, lors de l’émission FwoteLide sur AlterRadio.

Si aucun dommage collatéral n’a été enregistré jusque-là, aucun chef de gang n’a été éliminé, a-t-il observé, regrettant une absence de coordination dans l’utilisation de ces drones.

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