Un long article par Edgard Jeanniton dont je recommande vivement la lecture! Cela vaut la peine. No diol to talk!

Par Edgard JEANNITON

Je suis gonaïvien. J’ai vécu aux Gonaïves pendant toute mon enfance et durant une bonne partie de ma jeunesse. J’allais gaiement à l’école à pied. Moins de 10 minutes pour atteindre l’Ecole Cyr Guillot des Frères de l’Instruction Chrétienne, moins d’un quart d’heure pour être au Collège Immaculée Conception des Clercs de Saint Viateur. Je vivais aisément avec mes parents et au milieu de mes amis. Toutes les familles se connaissaient. Une ambiance conviviale, saine et sans stress. Que de bonheur ! Voici que pour faire ma classe de philo et mes études universitaires, je suis rentré à Port-au-Prince , et comme la plupart de ceux qui se disent fièrement port-au-princiens, je suis resté….Et puis le labyrinthe !

Nostalgie et amertume
J’ai eu le privilège de connaitre la superbe ville de Port-au-Prince avec ses jolies places et ses fontaines, ses grands magasins et ses beaux cinémas, ses luxueux hôtels et  son tourisme florissant,  sa vie nocturne et son carnaval tout en couleurs, ses messes de 4 heures du matin et  ses concerts de 20 heures, ses clubs mondains et ses clubs littéraires, ses grandes artères et sa circulation fluide… Une capitale extraordinaire de beauté et de vie, comme il n’y en avait pas beaucoup dans la Caraïbe et n’enviant en rien les grandes villes de la région. Mais depuis quelque temps, on ne reconnait plus la ville. Le grand commerce esquive gentiment le centre-ville se déplaçant d’un cran en hauteur, laissant en lambeaux un centre-ville à moitié détruit par le séisme de 2010, réduit à des catacombes et  devenu  un grand bidonville et  une zone de non-droit.

Le Champs-de-Mars, ancien lieu de détente et de promenade par excellence pour les familles, cette place-fétiche de ma jeunesse où j’étudiais tous les soirs pendant des années…n’est plus. Livré aux
machann poul boukannen, aux laveurs d’autos, et aux voleurs de téléphone, aux voleurs tout court. C’est vrai, il y a peu de temps c’était encore un camp de sinistrés pour des victimes du séisme, mais quand même, 3 ans après, on n’y va toujours pas sans appréhension.

La Cité de l’Exposition au Bicentenaire, avec son rond-point, ses fontaines lumineuses, ses places d’Italie et des Nations-Unies, ses jardins fleuris, ses restaurants, son Casino International, ses ambassades, ses bureaux publics, ….n’est plus ! Que des garages !

Difficile dans ces conditions de ne pas se souvenir de la gestion efficace de la ville par le maire Franck ROMAIN au début des années 80 !

Aujourd’hui, la gestion de la ville laisse vraiment à désirer, à l’instar de l’absence de coordination dans l’exécution des travaux… Aucune coordination. La route du Canapé Vert, par exemple, était récemment restée fermée à la circulation pendant deux week-ends de suite, comme s’il n’y avait pas de riverains entre Dalencourt et Sainte-Thérése.  A l’aise….  La rue Duncombe à peine réhabilitée par le
MTPTC avec une nouvelle couche d’asphalte, est fouillée et coupée pour les besoins de la DINEPA….

Le manque de vision, le manque de coordination, le manque d’éthique, le manque de sens de responsabilité, le manque de civisme, d’amour de la patrie, de valeurs humaines et sociales, d’autorités morales, d’autorité tout court…. ont concouru à instituer les dérives en règles de vie, à  mettre en lambeaux et en ruines la capitale, nos villes et notre pays, mais surtout à « valider » l’anarchie indicible et ignoble que nous constatons aujourd’hui….

Port-au-Prince, la galère !
La ville est terriblement mal fichue. C’est un ensemble de bidonvilles reliés entre eux par un soi-disant tissu urbain qui s’étend dangereusement à la périphérie, sans aucun plan d’urbanisation. Port-au-Prince  se reconnait aujourd’hui à la saleté répugnante de ses rues, les piles de fatras partout en guise de bacs à fleurs, la multiplicité de ses marchés publics,  des animaux errant dans les rues….. Port-au-Prince, c’est aussi la réalité criante de l’absence de trottoirs pour les piétons, ces espaces étant dépouillés de leur
fonction normale et occupés par les étalages des marchands, des restaurants libres ou aménagés sous des tentes, des marchés improvisés…  Le commerce informel occupe même les devantures des
magasins, en tout cas, ce qu’il en reste encore au centre-ville.

La ville ressemble à un grand marché public. Il y a des marchés partout. Nous avons pris depuis un certain temps l’habitude (mauvaise mais tolérée), au grand dam de nos artisans ou des fournisseurs
réguliers, d’importer des fatras : des vêtements usés, même des sous-vêtements usagés,  de vieux matelas,  des chaussures abîmées, des matériels ménagers réparés, des véhicules de plus de 20 ou 25 ans qui tombent fréquemment en panne sur la chaussée….  Fatras !  Tout s’expose dans les rues passantes et dans les quartiers résidentiels.

Il y a des marchés partout. Aucune intervention…..

Le Bois-Verna et la Rue des Casernes sont en principe des voies à sens unique direction est-ouest, mais il est fréquent de voir des voitures circulant carrément et impunément en sens inverse.  Aucune
intervention….

Les vendeurs de pneus usagés et leurs stocks impressionnants occupent le tiers de la chaussée sur la Grand’Rue.  Aucune intervention…..
Les garages de plus en plus nombreux obstruent la circulation dans les rues passantes !  Aucune intervention…..
Les  services de remorquage de véhicules mal garés fournis désormais par des opérateurs privés, soucieux de réaliser le plus de prises possibles parce que rémunérés au prorata du butin ramené, s’activent essentiellement au haut de Port-au-Prince et à Pétion-Ville, mais pas à la Rue du Champs de Mars ou des Casernes ! Pas là où les garages ou les carcasses de véhicules gênent la circulation automobile ! Etrange !  On ne les trouve pas là où en principe l’on serait en droit de les attendre. En passant, c’est comme pour l’EDH : tandis que vous êtes en vacances et que la maison est complètement fermée, le bordereau est plus élevé que lorsque vous est là !  Y voyez-vous quelque chose ? … Et
le plus intéressant, c’est que le service est  rapidement interrompu  pour retard de paiement lorsqu’il s’agit de clients réguliers, alors que les prises clandestines pullulent au vu et au su de tout le monde
dans certains quartiers ; non seulement ces utilisateurs-fraudeurs ne sont pas facturés, mais la compagnie n’ose même pas les débrancher. Serait-ce un pays où l’on n’a pas intérêt à être régulier ? Ou alors, les sanctions ou pénalités, même légales, visent-elles seulement des groupes particuliers de citoyens ?

On peut questionner aussi la circulation à Port-au-Prince où  ce sont les conducteurs disciplinés qui souffrent des dérives des autres. On a l’impression que le code de la route a été profondément modifié (dans le mauvais sens) ou qu’ici désormais, c’est la loi de la jungle qui prévaut. Et puis, il y a le flou dans l’application du règlement : le virage à droite au feu rouge, par exemple,  est-ce réglementaire ou
est-ce une infraction ?

Les motocyclettes : aucune régulation. Aucune discipline, aucun ordre, aucun contrôle. Désormais, si l’on tient compte de leur comportement anarchique dans les rues et de leur implication dans l’insécurité
ambiante, c’est le danger No 1 à Port-au-Prince comme dans toutes les grandes agglomérations du pays. Les motocyclistes font la loi dans la ville et ne connaissent ni  feux rouges, ni sens unique, ni voie
prioritaire….. Ils tournent n’importe où et n’importe comment.

En plus, il s’agit de vrais essaims de ferrailles motorisées postés désormais à tous les  carrefours  (sans problème !) ou déambulant  sur la chaussée donnant la trouille aux piétons et aux automobilistes.
D’aucuns disent que les services des motocyclistes sont utiles et précieux parce que rapides et permettant de contourner les embouteillages. Si nous allons au bout de cette réflexion, tôt ou tard,
nous devrons revenir au cheval,… à la bourrique !

C’est une ville horrible. Les essuyeurs d’autos tendant leur linge au nez des conducteurs, les vendeurs de boissons ou de gaz réfrigérants pour autos occupant l’axe de la chaussée pour présenter leurs produits, les enfants des rues frappant importunément aux vitres des voitures,…
Port-au-Prince a peur. Port-au-Prince fait peur. Ouf ! La galère !

En plus, il faut composer avec les embouteillages. Des bouchons partout, et le matin, et l’après-midi. Sur Turgeau, sur Bois-Verna, sur la Route du Canapé-Vert, sur Bourdon, à Nazon, sur Delmas, à Frères,
sur la route de Carrefour, en Plaine…. Difficile de gagner le centre-ville ou de quitter Port-au-Prince  ! Pourtant, c’est là que tout se passe, ou presque. Dans la glorieuse république de Port-au-Prince  !

Et comme si les bouchons n’étaient pas suffisants,  l’impatience et l’irritation des conducteurs sont souvent exacerbées par des contrôles de police à 4 ou 5 heures de l’après-midi, au moment même où les
travailleurs, les parents, les élèves extrêmement fatigués tentent de regagner leurs pénates…. Bizarrement, on ne contrôle que les véhicules privés ; les camionnettes, les autobus, les transports en commun en général sont épargnés !

Nous passons des heures et des heures dans les bouchons à bouffer  sur place une essence si chère dans ce pays, bien plus chère dans le pays le plus pauvre de l’Amérique que dans le pays voisin le plus riche du monde…. pour le plus grand plaisir des distributeurs de produits pétroliers.
Des heures et des heures à chercher des places de parking inexistantes que les autorités municipales et policières s’efforcent de réduire encore et encore, paradoxalement même aux abords des lieux publics,
accentuant ainsi la densité des véhicules sur la chaussée….. Impossible Port-au-Prince  !

On laisse la capitale s’enliser dans ce bourbier, un peu comme s’il était difficile de voir qu’elle est en train de dépérir …. A qui profite le crime ?

Sauver Port-au-Prince
Le tableau est noir, stressant, déprimant, désespérant…. Il convient donc de faire tous les efforts possibles et imaginables pour sauver Port-au-Prince .

Sauver la capitale ne signifie pas forcément activer d’emblée la reconstruction, ni ne nécessite pas obligatoirement de gros débours interpelant le Trésor Public ou les Bailleurs Internationaux. Cela peut
être bien plus simple……

Sauver la capitale, cela commence par dégager les rues des carcasses de véhicules, des garages ambiants sans frontières,  des étalages et des restaurants occupant les trottoirs et la chaussée, des piles de détritus, et garantir la durabilité des dispositions corrective, qui, au fait, ne sont que des mesures normales.

Sauver la capitale, ça commence par mettre de l’ordre dans la circulation automobile et la gestion (régulation) du fonctionnement des motocyclettes.

Sauver la capitale, ça commence par refaire les places publiques, les lieux de promenade et les espaces verts et les remettre dans de bonnes conditions à la disposition des familles et des enfants.

Sauver la capitale, ça commence par créer les conditions de fonctionnement et de sécurité pour un retour du grand commerce au centre-ville et au bord de mer.

Sauver la capitale, ça commence par s’efforcer de remettre normalement les rues Tiremasse, des Fronts-Forts et Bonne Foi à la circulation automobile….

Sauver la capitale, ça commence par créer un cadre dissuasif pour porter le citoyen à bien gérer ses détritus et à éliminer le reflexe de jeter automatiquement les des fatras dans les rues.

Sauver la capitale, ça commence par prendre des dispositions sérieuses, pertinentes et ordonnées pour mettre en place une campagne intensive et urgente d’éducation des citoyens à la télé (pour les adultes) et à l’école (pour les enfants) qui passe par la promotion d’un changement de comportement et la compréhension de la nécessité de protéger l’environnement.

Ce sont des actions symboliques réalisables à faibles coûts et susceptibles d’indiquer clairement qu’une démarche est en cours pour reprendre en main la gestion du centre-ville de Port-au-Prince. Cela demande tout simplement une volonté, une organisation, une autorité……

Tant que ce cadre minimal ne sera pas fixé, les grands travaux d’infrastructures ou de réhabilitation de l’environnement général de la ville ne seront que superfétatoires. C’est aussi seulement après
l’établissement de ce cadre qu’on pourra envisager sereinement les premiers vrais efforts de reconstruction des bâtiments publics dans un contexte approprié et la définition d’incitations particulières de la part de l’Etat pour la reconstruction du bâti privé.

Si nous n’y prenons garde, tôt ou tard, nous serons obligés de créer un « Mur de Berlin » ou un « Security Fence » pour isoler ce centre-ville déprimant et dangereux ; et malgré tout, le relent de Port-au-Prince nous poursuivra où que nous soyons…..

Joyeux Noel, Port-au-Prince  !

Edgard JEANNITON

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