Les élections: un casse-tête haïtien par Guy Michel Vincent

Haïti: Les élections sont à l’ordre du jour. Il n’y a pas une opposition systématique à la réalisation d’élections dans ce pays. Tout le monde est vertueux. Par contre, l’histoire des élections outrageuses, magouilles, frauduleuses en Haïti, les crises à répétition, l’instabilité et les dictatures qui en découlent, suscitent la méfiance de citoyens, de plus en plus vigilants, qui exigent et revendiquent des garanties.

D’où l’appel lancé à tous les secteurs politiques d’Haïti par Le sommet mondial pour le futur d’Haïti, « solidarité au-delà de la crise », à Punta Cana, « afin qu’ils accordent la priorité au dialogue en tant que mécanisme de concertation capable de garantir un climat de paix et de stabilité ».

D’où également son « soutien au processus de consolidation institutionnelle démocratique de cette nation dont l’objectif immédiat est l’organisation d’élections présidentielles en novembre prochain ».

Les élections en Haïti interpellent tous ceux concernés par l’avenir du pays. Des pistes sont offertes à la réflexion sur le choix du personnel politique, les acteurs, une rapide incursion dans l’histoire des élections en Haïti, la situation actuelle et les perspectives.

Le choix du personnel politique

Rappelons que le choix du personnel politique se fait de quatre manières :

1. l’hérédité .Sont bien connus les cas de François Duvalier, de Louis Déjoie, de Grégoire Eugène, de Sylvio Claude, de Thomas Désulmé… transmettant à leur progéniture le pouvoir dans l’Etat et dans le parti politique.

2. la cooptation. Le détenteur actuel du pouvoir choisit lui-même son successeur : Jean Claude Duvalier a désigné en 1986 le CNG pour le remplacer. Lesly Manigat a choisi sa femme Myrlande Manigat comme secrétaire générale du RDNP en lieu et place du secrétaire général adjoint Lionel Desgranges. Namphy a coopté Leslie Manigat en 1988 tout comme Jean-Bertrand Aristide a coopté René Préval en 1996 à charge de réciprocité en 2001, sous couvert d’élections mal dirigées.

3. la force sous la triple forme de la révolution avec un fort soutien populaire, le coup d’Etat et l’insurrection. En Haïti, les prises d’armes, les insurrections sont confondues avec la révolution.

4. par le processus électoral : les élections. L’article 106 de la Constitution de 1806 inaugure l’ère des élections en Haïti en prescrivant qu’en 1810, le Président sera ELU par le Sénat à la majorité des suffrages. Si les élections représentent le mode démocratique de désignation du personnel politique, des urnes sortent trop souvent en Haïti des dictateurs, contempteurs de la démocratie.

Les acteurs Les élections, il faut toujours le rappeler, sont l’affaire de trois entités :

– l’Etat haïtien dont la constitution prévoit en son article 191 un Conseil Electoral « chargé d’organiser et de contrôler en toute indépendance, toutes les opérations électorales sur tout le territoire de la République jusqu’à la proclamation des résultats du scrutin ». De 1987 à 2010, il y en a eu 13. Douze de trop. Aucun d’eux n’est sans reproche, par excès ou par défaut.

– le peuple constitué de l’ensemble des citoyens détenteurs du droit de vote et dûment enregistrés. Combien sont-ils ? L’état civil défaillant, le recensement aléatoire, l’analphabétisme chronique, empêchent de dire le chiffre exact des citoyens haïtiens. On retiendra le nombre des citoyens détenteurs de la carte d’identification nationale. Ils sont « éduqués » de manière périodique pour « participer » aux élections.

– les candidats seuls ou présentés par les partis politiques. De 1946 à aujourd’hui, les partis ont connu toutes sortes de mésaventures. Leur nombre a crû de manière exponentielle. Ils sont une source d’instabilité politique. Les partis politiques sont expressément reconnus depuis la Constitution du 22 novembre 1946. Après bientôt 64 années, on est en droit de se demander ce qui a été fait pour institutionnaliser les partis politiques en Haïti. La loi sur les partis politiques de 1985 a été transformée par le CNG en décret qui continue à réguler tant bien que mal le fonctionnement des partis politiques. Un projet de loi sur les partis politique n’a pas réussi à passer l’étape de la loi. Dommage !

De ces trois entités, celle qui est toujours sous les feux des projecteurs est le CEP. Alors que la vedette devrait être le parti politique qui se présente devant le peuple (l’ensemble des citoyens) pour solliciter ses suffrages et former (éventuellement) le gouvernement de la République. Un pays tête en bas ! Le peuple et le CEP (organisme administratif) sont statiques. Le seul élément dynamique est le parti politique auquel on s’acharne à refuser ses titres de noblesse.

Deux autres entités, qui prennent de plus en plus de place, s’ajoutent à cette liste et jouent un rôle prépondérant à cause surtout de l’incapacité des trois premières entités à assumer leur rôle dans le processus électoral. Elles alourdissent le processus. Il s’agit :

– De la société civile qui croit suppléer à la faiblesse des partis politiques en formant des organisations à vocation politique, en désignant des candidats aux postes électifs, en participant à l’éducation des citoyens et à l’observation électorale. Ils remplissent même la fonction tribunitienne attribuée, dévolue aux partis politiques.

– De l’international , omniprésent dans le processus, depuis la fixation de la date de tenue des élections jusqu’à la diffusion des résultats en passant par le financement, la sécurité , la logistique des opérations et la fabrication des résultats.

Les étapes

Dans l’histoire des élections en Haïti, on peut distinguer cinq périodes :

– L’époque des baïonnettes (1825-1915) pendant laquelle, selon Alain Turnier, « le pouvoir suprême était le fruit non de la volonté librement exprimée du peuple, mais de la révolution… condition de l’alternance politique, la formule banale et courante de la compétition présidentielle et du changement de gouvernement ».

– La période de l’intervention des Etats-Unis dans les affaires intérieures et leur occupation militaire du territoire de la République d’Haïti (1915-1934). Elle se caractérise par l’existence du Haut Electeur du chef de l’Etat haïtien.

– Un intermède (1934-1946) marqué par deux forcings : celui de Sténio Vincent élu le 18 novembre 1930 dont les fonctions devaient cesser le 15 mai 1936 et qui laisse le pouvoir en 1940. Elie Lescot a réalisé le deuxième en se donnant, en 1944, un nouveau mandat de sept ans qui devait prendre fin en 1951 : il est renversé en 1946. Le forcing implique l’irrégularité.

– 1946-1988, Quarante deux années d’influence directe de l’Armée (représentée par Magloire, Kébreau, Namphy) sur le changement de gouvernement. La séquence est la suivante : l’Armée intervient pour renverser un président (Lescot, Estimé, Fignolé, Manigat) ; elle réalise des élections générales (officielles) pour introduire un nouveau président présélectionné (Estimé, Magloire, Duvalier, Manigat).

– La dernière période (1990-2010) est marquée par la présence de l’international, plus précisément des Nations unies, dans la tenue des élections de 1990, 1995, 2000, 2006 et éventuellement de 2010.

La réalité

Une question angoissante : quelle est la nécessité d’élections en Haïti ? L’absence de choix idéologiques clairs, la tendance au gouvernement d’union nationale, la peur de l’opposition, le déficit de crédibilité du CEP, le grand nombre et l’indigence des partis (tous confondus) , l’émiettement de l’électorat, le refus de la démocratie, l’analphabétisme de la majorité des citoyens, la non reconnaissance de l’importance du parti politique, « l’unanimisme » (exprimé de différentes façons) qui postule que tout le monde doit se mettre ensemble, penser la même chose au nom de l’union sacrée, et qu’après l’élection, tout le monde doit être gagnant ; alors les élections, pourquoi faire ?

C’est tout-à-fait anormal que la révolution (l’insurrection), un pays étranger, l’Armée d’Haïti et l’international (par ses composantes civile et militaire) orientent les élections en Haïti où elles ont toujours été une « tête chargée », un casse-tête, qu’elles soient organisées par le Sénat, l’Assemblée Nationale, le Ministère de l’Intérieur, le Conseil électoral provisoire ; avec un gouvernement civil ou un gouvernement mené par des militaires ; que ce soit de manière souveraine ou avec l’aide de l’étranger. C’est un cercle vicieux : plus on caresse le cercle, plus il devient vicieux.

En d’autres termes, comment, dans la pleine conscience de la souveraineté de l’Etat haïtien, organiser des élections qui ne soient génératrices de crise, de ressentiment, de frustration, de révolte mais comprises et acceptées comme un rituel accompli à date fixe et avec le sentiment pour chaque citoyen d’avoir rendez-vous avec l’histoire dont il est le principal acteur. Comment dépasser le conjoncturel – à savoir la conquête du pouvoir pour certains et son maintien pour d’autres – pour poser le problème des élections et lui donner la solution que réclame le développement du pays ? Fini le bricolage !

Perspectives

Très forte est la tendance au découragement qui incline aux solutions individualistes. Il n’y a pas de fatalité ni de solution facile. Cessons de sacrifier l’essentiel à l’accessoire. Et si pour une fois – qui sera la bonne- on se mettait sérieusement, de manière résolue, à essayer la construction de véritables partis politiques ?

Depuis 1810, on a tout essayé : sans succès. On a récolté des crises. Qu’est-ce qui empêche l’Etat (à travers ses dirigeants), au constat de cet échec, de prendre le temps de s’investir massivement dans cette « entreprise », cette institution reconnue par la Constitution et considérée comme un élément clé de la stabilité d’un système politique démocratique, élément indispensable pour le fonctionnement des institutions d’un Etat qui se veut démocratique ?

C’est sûr que l’étranger donnera de l’aide pour tout sauf pour l’organisation de partis politiques qui sont les décideurs légitimes. L’existence de véritables partis politiques faciliterait le dialogue tant souhaité, permettrait l’organisation d’une opposition responsable et mettrait fin à cette manie, cette mauvaise habitude, de gouvernements d’union nationale engendrés par des élections réalisées dans de mauvaises conditions.

Guy-Michel VINCENT

6 Juin 2010

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