Ce titre s’inspire d’une réflexion affichée sur un réseau Internet par un usager, qui souvent suscite des débats par ses interrogations sur la société haïtienne. Bien que cet intéressant internaute lance d’habitude son sujet par le biais d’une question, il a, cette fois, formulé son opinion personnelle, puis invité les interlocuteurs à partager leurs idées. Il a aussi précisé qu’il voulait parler de l’éducation basée sur le français et des religions chrétiennes. Les commentaires ci-dessous pouvant difficilement tenir dans l’espace réservé aux réponses sur le même réseau, j’y ferai référence par un lien vers le présent texte.
La religion est un sujet sur lequel on peut débattre indéfiniment sans jamais se mettre d’accord, puisqu’il s’agit d’un choix, presque toujours guidé : ou bien on est croyant, ou bien on ne l’est pas. À mon avis, la religion peut à la fois servir et desservir. Rappelons qu’elle est le plus souvent, comme l’armée et la police, un instrument au service d’un certain ordre social. Son rôle est, en ce sens, de maintenir la majorité des citoyens dans une ligne de pensée et de comportement voulue par ceux qui exercent le contrôle sur un pays ou une société. Presque chaque fois que les puissances occidentales ont voulu conquérir des terres et soumettre d’autres peuples, leurs armées étaient précédées, accompagnées ou suivies de près par leurs missionnaires et leurs éducateurs. Même sans influence étrangère, les classes dominantes nationales ont un intérêt primordial à convaincre leurs victimes que leur sort découle d’une volonté divine toute puissante, qui ne manquera pas de les récompenser dans une vie ultérieure s’ils acceptent en priant la suprématie de leurs dirigeants.
Toutefois, la religion peut aussi être vue comme une réponse à un besoin de l’être humain d’éprouver son rapport avec les forces spirituelles qu’il ne peut percevoir à travers ses sens et de se sentir en contact avec elles. Par le conditionnement psychologique qui en résulte, la religion peut procurer aux croyants en difficulté une force qu’ils n’auraient pas pu trouver autrement. C’est bien, par exemple, le vodou qui, du Bois Caïman à Vertières, a accompagné nos ancêtres jusqu’à la victoire. Comment expliquer autrement la détermination indomptable de nos combattants en face des armes plus puissantes de Napoléon ? Comment expliquer qu’un Capois La Mort, tombé de sa monture atteinte par le feu ennemi, ait pu se relever en criant “en avant” ? Si l’on met de côté la version épique de l’histoire enseignée aux écoliers, une interprétation plus prosaïque peut être que notre fier général, se pensant protégé par un « pwen pa pran », devait avoir en lui-même une confiance peu commune fondée sur la conviction que sa personne était invulnérable. On dit aussi que Dessalines consultait son houngan avant de livrer bataille. Ce sont là des exemples où la croyance en des forces supérieures, voire surnaturelles, qu’elle soit inspirée du vodou, du catholicisme, du shintoïsme, etc., peut presque littéralement faire soulever des montagnes. Je ne vois donc pas pourquoi chez nous, la religion devrait forcément entraîner un échec, dans la mesure où il n’en est pas fait un instrument d’asservissement des masses. Comme je l’ai maintes fois dit au sujet de l’armée, cet instrument n’est ni bon ni mauvais, de manière inhérente, car tout dépend de l’usage qu’on en fait.
En ce qui concerne les deux langues officielles du pays, le créole et le français, on peut prétendre qu’il existe entre elles une égalité de principe. Il est toutefois évident que le créole, parlé par la totalité des Haïtiens et écrit de façon à peine standardisée par un faible pourcentage de la population, n’a pas encore atteint une égalité fonctionnelle par rapport au français. Il est depuis quelque temps question de réaliser l’équilibre entre ces langues, et des opinions extrêmes se sont exprimées pour l’abolition pure et simple du français en Haïti. Il est pourtant assez surprenant de lire des articles paradoxalement écrits en français par des auteurs qui plaident contre l’usage du français. Incohérence ou hypocrisie ? On peut au moins se demander quels sont leurs motifs, conscients ou inconscients. Pour vraiment fonctionner à égalité avec le français, le créole a besoin d’une systématique mise à niveau. En plus des projets de traduction entamés par les instances gouvernementales et quelques organismes privés, il reste encore une tâche logistique immense à accomplir, qui demandera des financements substantiels et plusieurs années de travail, et cela dans différents domaines.
Le français, comme on sait, a été pendant longtemps l’apanage d’une certaine élite, après avoir été la langue du colonisateur. Si on se rappelle que notre coin de terre a été successivement convoité par l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis, nous pouvons inférer que si ces forces impérialistes avaient réussi à s’imposer comme principales puissances coloniales, elles auraient laissé leur langue en Haïti, comme l’a fait la France. C’est ainsi que l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’italien, et d’autres langues encore ont survécu comme langues coloniales dans plusieurs pays non seulement de notre région caraïbéenne, mais d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Si donc le français, considéré seulement en lui-même, avait été la cause de l’échec socioculturel chez nous, il en aurait été de même dans de nombreux autres pays francophones. Il faut aussi nous rappeler que notre Acte d’Indépendance, document fondateur de notre pays, a été tout d’abord rédigé en langue française. Il ne sert donc à rien de renier cette partie de notre identité. Historiquement, le français est aussi notre langue, tout autant que l’anglais est celle des Américains et l’espagnol, celle des Cubains. On ne saurait aujourd’hui s’opposer à l’usage de l’espagnol et du portugais en Amérique latine pour la simple raison que les descendants des Aztèques, des Incas et d’autres peuples indiens possèdent une langue vernaculaire. Les effets pervers de l’héritage colonial en Haïti sont à chercher ailleurs.
Le vrai tort de la langue française, chez nous, semble découler de son utilisation comme outil de différenciation sociale, d’oppression, d’intimidation et d’exclusion aux mains d’une couche minoritaire qui a longtemps instauré, sans le dire, et maintenu de fait un apartheid linguistique en Haïti. Le remède consisterait, selon moi, à commencer par démystifier cette langue et en faire ce qu’elle doit être, à savoir un instrument de communication qui sert à faciliter les rapports entre les personnes, plutôt qu’à les compliquer. Dans de nombreux pays autrefois colonisés, en Afrique, en Asie et ailleurs, le français a existé en partage avec plusieurs autres langues. En Haïti, avec la coexistence de seulement deux langues, le clivage social a été plus facilement instauré et préservé entre ceux qui parlaient plutôt bien la langue de l’ancien maître, d’un côté, et, de l’autre côté, le reste de la population. Le français a été longtemps l’un des principaux moyens par lesquels une classe aisée minoritaire est arrivée à s’imposer comme supérieure, donc plus apte à combler la place laissée par les colons, et par voie de conséquence à justifier sa suprématie au point d’inculquer et d’entretenir un certain complexe d’incapacité chez les victimes de cette forme de discrimination. Les enfants qui entendaient et parlaient chez eux le français, langue prioritairement employée dans l’enseignement, jouissaient d’un avantage comparatif qui leur permettait de comprendre les cours et de s’exprimer plus facilement ; malgré tout, des enfants des catégories moins aisées, majoritairement créolophones, fournissaient parfois l’effort nécessaire pour soutenir le rythme et même se maintenir à la tête de leur classe, sans la certitude d’un avenir garanti, comme c’était normalement le cas pour leurs condisciples mieux lotis.
Dans les tribunaux, il n’était pas rare qu’une personne ne comprenant pas le français entende un avocat plaider sa cause sans pouvoir le comprendre. Des titres de propriété ou des contrats de vente étaient signés sans que l’intéressé n’ait pu personnellement prendre connaissance du contenu. Un cas de figure connu est celui du paysan dépossédé et chassé de ses terres au moyen d’un papier qu’il n’a pas pu lire. Chez nous, le français a été longtemps la seule langue du droit, alors que nul n’est censé ignorer la loi et que la majorité de la population était tenue dans la totale obscurité. Dans quelle mesure tout cela a-t-il changé ? Peut-être un peu, mais certes pas assez. Aux États-Unis, par exemple, la loi exige de certaines institutions que des dispositions adéquates soient prises pour l’intégration des élèves ne parlant pas la langue du pays ; et un jugement rendu sans que l’intéressé n’ait pu suivre les échanges peut être déclaré nul, pour vice de procédure.
Les anciennes élites, tout en exigeant la pratique du français au sein de leur famille, faisaient ce qu’elles pouvaient pour la décourager dans les classes moyennes et défavorisées, en s’empressant de tourner en dérision et de censurer sévèrement le français parlé ou écrit par ces « autres ». Tout en reconnaissant le talent exceptionnel d’hommes et femmes qualifiés de “noirs mais intelligents” et dont les noms s’imposaient, les élites francophones avaient pour habitude de guetter la moindre faute chez ceux qui, selon eux, n’étaient pas nés pour parler le français ou le faisaient avec la « bouch su » ; il s’agit ici de l’attention excessive portée à la prononciation des voyelles e, è, i, u et de la consonne r, jusqu’à en faire presque une question de disposition génétique. Ce tabou avait souvent comme effet d’inhiber la victime, au point qu’elle n’osait réagir à ce qui était parfois un passe-droit ou une insulte à sa personne. L’ascendant social était ainsi renforcé, contribuant par voie de conséquence à l’acceptation d’une distribution des rôles et des emplois semblable à la discrimination parfois rencontrée dans les pays à majorité blanche. Toutefois, par un revers de l’histoire, des membres des classes démunies ou moins favorisées ont été forcés de quitter le pays pour vivre et faire leurs études ailleurs, et rentrer plus tard avec un français correct et plus moderne. Au contact de l’étranger en France, en Afique, dans les Antilles et ailleurs, l’Haïtien autrefois bâillonné dans son propre pays, a, dans de nombreux cas, réalisé un bond intellectuel, professionnel et économique qui ne lui aurait pas été possible à cette époque en Haïti.
À l’heure de l’informatique et de l’internet, du dialogue et de la coopération au niveau des peuples, le choix ne saurait être de réduire les capacités linguistiques d’une population, au lieu de les accroître ; ceux qui ne peuvent se payer des voyages ont enfin une chance de s’informer sur le monde et même de le voir sans se déplacer, à travers leurs recherches en différentes langues sur leurs ordinateurs. La langue étant un trait d’union non seulement pour la communication, mais aussi pour l’épanouissement personnel, on ne peut s’empêcher de reconnaître que la connaissance de plusieurs langues ne peut que servir à l’avancement des individus et des collectivités. Le nombre de locuteurs du français est maintenant en croissance dans le pays. Cela devrait être encouragé et renforcé, en même temps que le créole écrit devrait être uniformisé, ce qui passera par un travail systématique de traduction de tous les documents officiels, commerciaux et scolaires jusqu’à ce que le créole tienne la place qui lui revient, y compris dans l’enseignement universitaire.
Les relations internationales se resserrent de plus en plus, et Haïti compte parmi les soixante-dix-sept États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, qui pourrait bientôt être dirigée par une personnalité haïtienne. Haïti fait aussi partie d’autres instances régionales francophones. Le français est en quelque sorte une passerelle diplomatique qui nous relie à d’autres nations. Et du fait que nous sommes le pays comptant le plus grand nombre de locuteurs du créole, le créole haïtien peut un jour s’imposer comme langue de référence dans les rapports avec les populations créolophones des Antilles, et jusqu’à la République des Seychelles dans le voisinage de Madagascar, à l’est du continent africain. Notre avenir linguistique, économique et politique peut donc connaître de beaux jours, grâce à la promotion du créole et du français en Haïti.
Pour retrouver la voie tracée par nos aïeux, bien au-delà des avancées matérielles et intellectuelles rendues possibles par la technologie et l’esprit de coopération du monde moderne, notre peuple, si longtemps trompé, humilié, traumatisé, devra prendre le temps de faire le travail nécessaire pour se recentrer psychiquement sur lui-même. Ce sera le moyen de retrouver l’esprit dynamique de nos ancêtres, qui ont osé agir et remettre en question les valeurs rétrogrades de leur temps. Ce sera pour nous le moyen d’assurer notre avenir malgré la précarité relative de nos moyens économiques. Plutôt que de rester une nation assistée, nous contribuerons alors, une fois de plus et à notre manière, à l’avancement de l’humanité.
Teddy Thomas
Avril 2014