Entreprises publiques : quoi faire finalement ?

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Les positions diffèrent grandement sur la privatisation des entreprises publiques haïtiennes. Pour certains, c’est le plus grand mal qui pourrait arriver au pays, tandis que, pour d’autres, c’est la seule solution.

Avec l’offre d’acquisition de 70 % des actions des Télécommunications d’Haïti (Téléco) par la compagnie vietnamienne Viettel, le débat sur la privatisation des entreprises publiques haïtiennes est relancé. Dans les médias, comme dans les coins reculés du pays, la question est sur toutes les lèvres. Les points de vue n’ont jamais été aussi divergents sur les choix économiques des autorités. Certains sacralisent la privatisation, d’autres la diabolisent, pendant que les plus modérés la voient comme une réalité mal définie.

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Prime Minister Bellerive, Evita Delatour-Preval, President Rene Preval

Discuss theft of $10,000,000 from TELECO deal


Privatiser : peut-être ?

Opinant sur le sujet, l’économiste Eddy Labossière dit sans ambages : « La privatisation est un très bon choix pour l’économie nationale dans le contexte politique actuel du pays ». L’économiste a souligné cependant qu’il regrette d’être contraint d’avoir un tel point de vue.
Eddy Labossière n’a pas manqué de tirer à boulets rouges sur cette pratique des politiques haïtiens d’interférer dans la gestion des entreprises publiques. C’est, à son avis, cette interférence qui complique la situation de ces entreprises et les empêche d’être rentables. « De la façon dont cela se passe, s’il faut parler de rentabilité dans les entreprises publiques, elle n’est que politique et non financière », a-t-il estimé.

N’était cet environnement malsain qui règne dans les entreprises publiques haïtiennes le clientélisme et le népotisme priment au détriment de la compétence et de la qualification, Eddy Labossière ne voit pas en quoi privatiser serait nécessaire. Malheureusement, a-t-il conclu, « la réalité reste ce qu’elle est. La faiblesse et la démission de l’État sont patentes. Les entreprises publiques sont plutôt considérées comme des vaches à lait pour les hommes politiques au lieu d’être des instruments mis au profit du développement économique du pays ».

Privatiser : oui !

C’est cette réalité des entreprises publiques qui fait donc la force des fervents partisans de la privatisation. Elle constitue le fondement de leur argumentaire qui est résumé dans cette phrase vue comme un slogan : l’État est mauvais gestionnaire. L’économiste Pierre-Marie Boisson en est convaincu : « Privatiser toutes les entreprises haïtiennes qui produisent des biens et services marchands, serait le plus beau cadeau qui pourrait être offert au pays ». Boisson croit que, dans un pays comme Haïti, la logique de gestion d’entreprises par l’État est inappropriée, tenant compte des modes de prise de décisions. « L’État haïtien devrait éviter de gérer la production de biens et services marchands. Il devrait se contenter de la gestion des services non marchands qui ne se prêtent pas à la compétition, telles la sécurité, la justice… », a avancé Pierre-Marie Boisson.

Pierre-Marie Boisson dit croire profondément que la concurrence engendrée par la privatisation est un mécanisme qui produit plus efficacement des biens et services marchands que la situation de monopole et de non concurrence.

Sa vision est largement partagée par l’ancien Premier ministre Marc Louis Bazin. Ce dernier ne jure que par la privatisation, mais pas n’importe laquelle, a-t-il pris le soin de préciser. Attention, a-t-il dit, toutes les privatisations ne sont pas bonnes. « Si elle n’est pas faite dans la transparence, si son processus n’est pas bien organisé et s’il n’existe pas un organe de supervision de la société privatisée, l’on basculera dans la corruption », prévient-il.
Marc Bazin croit que privatiser est une très bonne initiative pour l’économie nationale. Car, soutient-il, les faits témoignent que l’État ne peut pas gérer ses entreprises. « Une société gérée par l’État se moque de savoir combien d’argent rentre dans ses caisses et combien elle dépense, puisque de toute façon c’est le budget qui s’en charge », affirme Marc Bazin qui voit dans la privatisation cette volonté d’efficacité qui fait tellement défaut aux gestionnaires publics.
Tout comme Eddy Labossière, Marc Bazin croit dur comme fer que les gestionnaires publics ont généralement d’énormes difficultés à être aussi efficaces et efficients que ceux du secteur privé, pour avoir tout simplement à prendre des décisions qui reflètent des motifs politiques.

Privatiser : non !

« Si vous voulez détruire définitivement Haïti, privatisez ses entreprises ! » Un tel message, Camille Chalmers serait le premier à y adhérer. Son engagement contre la privatisation est tellement grand qu’il accuse ce processus économique de tous les malheurs du monde, de toute la misère des peuples. «Des expériences montrent que la situation des peuples s’est aggravée après que leur État ait fait l’expérience de la privatisation», a avancé l’altermondialiste qui cite en exemple l’expérience « catastrophique » de la privatisation des entreprises de téléphonie mobile en Argentine, au Mexique et en Colombie.

Depuis environ 30 ans que la privatisation commence à s’imposer, l’heure est maintenant aux bilans. Le responsable de la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (Papda) en dresse un des plus négatifs. La dernière crise économique mondiale lui sert de grille d’observation et d’appréciation des valeurs du libéralisme et de la privatisation en particulier. « Il faut finalement se défaire du caractère illusoire du libéralisme, dans la mesure ce sont les États qui ont venir à la rescousse de certaines entreprises et face à la crise qui a laissé dernière elle des millions de chômeurs à travers le monde », a déclaré Camille Chalmers. C’est donc, pour lui, le pire choix que l’État haïtien ait pu faire.

Pour Chalmers, la privatisation est un élément clé de la stratégie globale du capital transnational, qui ne connaît aucune frontière et vise à prendre le contrôle des ressources dans différents espaces et sauter les verrous que représentent certains États. Elle est donc un instrument de domination politique au service de l’expansion de ce capital, soutient-il.

Le professeur à l’Université d’État d’Haïti, l’économiste Fritz Deshommes, croit, lui aussi, que la privatisation des entreprises haïtiennes est un très mauvais choix. « S’il faut choisir un bel exemple de mauvaise décision et de bradage des biens de l’État, prenez le cas de la Téléco et tout le processus de sa privatisation», a martelé l’auteur de « Néo-libéralisme, crise économique et alternative de développement » (1995) et de « Politique économique en Haïti. Rétrospectives et perspectives » (2005).

Fritz Deshommes ne pense pas qu’il exagère s’il parle, en référence à la privatisation des entreprises haïtiennes, d’un véritable scandale dans lequel sont impliqués, non seulement des dignitaires nationaux, mais aussi internationaux. Si les autorités haïtiennes, en agissant de la sorte, ont voulu se mettre à la mode, il y a de biens meilleurs exemples qu’elles pourraient suivre, estime Deshommes. « La France, les États-Unis et beaucoup d’autres pays d’Europe ont opté pour la nationalisation après avoir fait l’expérience de la privatisation », a-t-il fait savoir.
Par ailleurs, selon Pierre Jacques Chéry, journaliste économique à Radio Galaxie, la crise économique de l’année 2008 provoquée par le secteur privé international n’a pu être corrigée que par l’intervention de l’État, alors que le concept même de privatisation vise à écarter les États des décisions et actions qu’ils ont pour devoir de prendre en faveur des populations. « En fin de compte, c’est encore avec l’argent des taxes de ces mêmes populations que les États-Unis et les États européens ont renfloué et sauvé les banques et institutions en faillite, prouvant ainsi que la privatisation n’est en fait qu’une façon détournée de spolier des peuples au profit de petits groupes d’intérêts », a tranché Pierre Jacques Chéry.

Et la Téléco

« Pas besoin de point de vue d’expert, la Téléco a été liquidée », jure Eddy Bastien. Il va même à qualifier de malhonnête la décision des responsables du Conseil de modernisation des entreprises publiques (CMEP) de céder 70 % des actifs de l’entreprise pour seulement 59 millions de dollars américains. Vu l’importance des entreprises des télécommunications, il fallait tenir compte des potentialités du secteur, estime-t-il.

Fritz Deshommes, lui, parle de scandale et maintient que les autorités ont voulu en arriver . « Les sabotages des lignes de la Téléco, le vol de ses appareils et le refus de recouvrer ses dettes nationales et internationales », sont parmi les manœuvres qui ont été orchestrées pour arriver à cette décision. Même approche de Camille Chalmers qui, lui, soutient qu’ « il est inconcevable que la Téléco, en tant qu’entreprise stratégique de l’État, soit ainsi bradée ».
C’est une vision tout à fait erronée de la question, à entendre Pierre-Marie Boisson, qui avoue ne pas être totalement au courant des conditions exigées dans l’appel d’offres. Toutefois, dit-il, « si la meilleure offre a été de 59 millions de dollars américains, se trouve le problème ». Marc Bazin, lui, évite de se prononcer sur le processus de la privatisation de la Téléco. Cependant il soutient que quelle que soit la façon dont ça s’est passé, il y a un moyen de se rattraper. Il invite en ce sens les responsables du CMEP à mettre sur pied un organe de supervision.

Privatisation : quoi attendre ?

Pierre-Marie Boisson n’y va pas par quatre chemins : la privatisation des entreprises haïtiennes occasionnera l’augmentation de leurs profits et sera très bénéfique pour la communauté sur de nombreux plans. Camille Chalmers, lui, ne voit que déclin, concentration de richesses, l’exclusion d’une tranche importante de la population et affaiblissement des capacités de l’État à répondre à sa mission centrale qui est de servir son peuple.

« Si l’État haïtien tient à privatiser la Téléco au prix de 59 millions de dollars, pourquoi n’invite-t-il pas le secteur privé haïtien à entrer dans le capital de ce patrimoine national ? », s’interroge Pierre Jacques Chéry. « Nos banques, nos citoyens, d’ici et de la diaspora, peuvent, en un temps raisonnable, renflouer l’opérateur national si l’on tient compte que 59 millions de dollars ne représentent en fait que 15 jours de transferts de la diaspora vers Haïti. Autrement dit, il s’agit d’un montant qui peut être collecté et investi dans l’entreprise rentable et stratégique qu’est la Téléco », commente l’analyste économique.

« Il y a donc moyen de sauver notre Téléco à partir des ressources humaines et financières locales, quand on sait que des investisseurs haïtiens, privés d’accès à un outil financier comme la Téléco, ont perdu, en 2009, leur épargne évaluée à 200 millions de dollars, dans le scandale de la banque Stanford », conclut Pierre Jacques Chéry.

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