Riches au milieu des pauvres Agrandir Plusieurs ONG en Haïti

Plusieurs ONG en Haïti «y étaient pour voir... (Photo: Martin Chamberland, La Presse)
Plusieurs ONG en Haïti «y étaient pour voir et être vues à Port-au-Prince… On se demande ce qu’elles y font», dit le Dr Vincent Échavé.
Photo: Martin Chamberland, La Presse

Au milieu des pauvres, ils passent pour des riches. Les travailleurs humanitaires qualifiés ne s’en cachent pas: ils gagnent de bons salaires. Trop bons? Pas s’ils considèrent les sacrifices qu’ils doivent faire pour accomplir leur tâche. Mais eux aussi se posent des questions sur les effets pervers de leur relative opulence, explique notre journaliste dans ce deuxième volet de notre série sur l’aide humanitaire.
Il y a le salaire. Il y a les avantages sociaux. Et il y a les petits extras.
«Je suis une vedette! Comme un joueur du Canadien!», lance, hilare, Francis Asselin, joint dans la brousse congolaise. «Quand je vais au restaurant, tout le monde veut faire ma connaissance. Et pourtant, je ne suis pas si beau que ça…»
Francis Asselin a au moins une chose qui attire le regard: il est blanc. À partir de là, dit-il, il est illusoire de penser qu’il arrivera à se fondre parmi la population noire congolaise. Et le (bon) salaire qu’il reçoit du Fonds mondial pour la nature, son employeur, n’y change pas grand-chose, dit-il.
«Même si on est bénévole, les conditions dans lesquelles on vit sont meilleures que celles de la majorité de la population», dit l’homme de 43 ans, qui travaille à l’étranger depuis plus d’une dizaine d’années. «Et quand on est un expatrié blanc, les gens nous voient automatiquement comme un riche.»
M. Asselin a accepté un contrat de cinq ans du Fonds mondial pour la nature, pour aider le gouvernement congolais à protéger une zone naturelle de la région. Il gagne environ 7110$CAN par mois, imposables par Québec (mais non par Ottawa), avec lesquels il fait vivre sa famille qui l’a suivi au Congo, paie l’école et les soins de santé (privés) et le pied-à-terre à Montréal. Le logement à Mbandaka ne lui coûte rien, l’ordinateur et le véhicule sont fournis. La maison qu’il habite est l’une des rares de la ville à avoir l’électricité, en soirée seulement.
Pourrait-il être «moins» payé? Pas vraiment, dit-il. Son salaire est intéressant pour un Nord-Américain, précise-t-il, mais pas pour un Européen dont le pied-à-terre, par exemple, coûtera plus cher à entretenir. «Les ONG ont du mal à trouver des gens, dit-il. Le poste était libre depuis deux ans avant que j’accepte le contrat.»
Perles rares
Francis Asselin travaille avec six cadres congolais qui gagnent beaucoup moins que lui (environ 2000$ par mois), une somme néanmoins appréciable que la majorité des Congolais ne gagnent même pas en une année. «C’est vrai, concède-t-il. Mais en payant bien ces cadres, on participe à la rétention des cerveaux dans les pays en développement. Mon travail est d’aider mes collègues à bien comprendre les exigences des pays occidentaux. Si j’offre des salaires intéressants, ils auront envie d’être sérieux.»
«Pour une personne expatriée, il y a dix locaux qui travaillent», dit Patrick Robitaille, travailleur humanitaire et chercheur associé à la chaire Raoul-Dandurand de l’Université de Montréal. «En Haïti, on cherche à tout prix des Haïtiens qui parlent français et peuvent travailler à l’ordinateur», dit-il.
«La pénurie doit être comblée en partie à l’étranger. Les gens qui parlent français, qui ont une connaissance de l’humanitaire et qui sont prêts à s’engager sont des perles rares, dit M. Robitaille. On a beau avoir de bons salaires et de bonnes conditions, il reste qu’il n’y a pas beaucoup de monde prêt à sacrifier sa vie familiale et sociale.» Un gestionnaire de projets humanitaires en Haïti, qui souhaite ne pas être identifié, dit gagner près de 50 000$ par an.
La concurrence entre les organisations est vive, mais la comparaison entre les conditions offertes est délicate, notamment à cause de la nature du travail demandé.
Néanmoins, certaines pistes se dégagent. En santé, la Croix-Rouge, par exemple, offre généralement de meilleurs salaires que Médecins sans frontières (MSF). MSF verse aux médecins un dédommagement qui, reconnaît Gilbert Ndikubwayezu, porte-parole de l’organisme, couvre à peine les obligations financières de ceux qui s’absentent du travail pendant leur mission. «Oui, nous avons du mal à recruter des volontaires pour cette raison», dit M. Ndikubwayezu.
ONU: meilleurs salaires
Les organisations qui relèvent de l’ONU (UNICEF, Programme alimentaire mondial (PAM), Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)…) sont réputées offrir parmi les meilleurs salaires. «Le double que ce qu’offrent les autres ONG», confie sous le couvert de l’anonymat un travailleur humanitaire d’expérience. «En plus, on y offre la sécurité d’emploi qui n’est pas en lien avec la qualité du travail», déplore ce coopérant.
En septembre dernier, les États-Unis, qui envisagent de réduire leur contribution à l’ONU, ont d’ailleurs semoncé l’organisation sur la hausse «dramatique» des salaires. La moyenne de salaire des 10 307 employés de l’ONU – qui ne travaillent évidemment pas tous dans la brousse – est de 119 000$US.
Le train de vie des travailleurs humanitaires dans les pays en développement choque ceux qui y font face pour la première fois. Plusieurs ONG en Haïti, a constaté le Dr Vincent Échavé, coopérant pour MSF, «y étaient pour voir et être vues à Port-au-Prince». «On se demande ce qu’elles y font», dit-il.
Francis Asselin aussi s’interroge. «Dans bien des cas, nous voyons des amateurs [salariés ou volontaires] qui sont là simplement par bonne volonté, qui ont beaucoup de compassion, mais qui ne changent rien à la situation.»
Le Dr Échavé se souvient d’avoir observé d’un oeil perplexe le «jet set» de l’humanitaire se détendre au bar du chic hôtel Montana de Port-au-Prince… tout en relevant qu’il s’y trouvait aussi! «Mais quelque chose me dérange dans tout ça, dit-il. Il y a une arrogance chez certains humanitaires qui vivent mieux que les autres.»
«Malheureusement, on s’habitue à être plus riche que les autres, dit Patrick Robitaille. Parce que c’est ça, la réalité.»
Le formulaire T-3010, que chaque organisme de bienfaisance doit remettre annuellement à l’Agence du revenu du Canada (ARC), en donne un aperçu. À noter que les plus hauts salariés (présidents, vice-présidents…) ne sont pas nécessairement ceux qui travaillent à l’étranger, mais ils ont plutôt comme travail de gérer l’organisation au Canada. Dans leur déclaration à l’ARC – qui est diffusée sur le site de l’agence fédérale -, les organismes indiquent combien ils emploient de personnes à l’intérieur d’une fourchette de salaires. Pour ce tableau, nous avons retenu les salaires supérieurs à 80 000$.
Société de la Croix-Rouge canadienne
Nombre d’employés:
temps plein: 1623 temps partiel: 6159
Masse salariale
183 968 937$
Salaires les plus élevés: 2 employés gagnent entre 200 000$ et 299 999$
8 employés gagnent entre 80 000$ et 199 999$
Médecins sans frontières Canada *
Nombre d’employés:
temps plein: 49
temps partiel: 243
Masse salariale
6 274 361$
Salaire le plus élevé: 1 employé gagne entre 120 000$ et 159 999$
6 employés gagnent entre 80 000$ et 119 999$
Oxfam Québec
Nombre d’employés:
temps plein: 85
temps partiel: 0
Masse salariale
5 848 079$
Salaires les plus élevés: 2 employés gagnent entre 120 000$ et 199 999$
8 employés gagnent entre 80 000$ et 119 999$
UNICEF Canada
Nombre d’employés:
temps plein: 72
temps partiel: 18
Masse salariale
5 616 591$
Salaires les plus élevés: 2 employés gagnent entre 200 000$ et 249 999$
8 employés gagnent entre 80 000$ et 159 999$

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