Haïti, l’île martyre

REPORTAGE – Trois ans après le séisme du 12 janvier 2010, qui a fait plus de 300.000 victimes, le pays renaît lentement de ses cendres. L’écrivain Laurent Gaudé est parti à la rencontre d’une île martyre et encore sous le choc.

Il n’y a que dans le monde des songes où la peur et la beauté se côtoient ainsi.» C’est de cette façon que la photographe américaine Maggie Steber définit ce qui, pour elle, est l’essence de Port-au-Prince. Nous la croisons, Gaël Turine et moi, à notre arrivée, sur la terrasse du vieil hôtel Oloffson. Ici, le cauchemar peut, en quelques secondes, basculer en rêve et inversement. A tout moment, la laideur peut faire place à un instant inoubliable de lumière.

Port-au-Prince est une ville où les inégalités sont criantes. Elles s’inscrivent dans une géographie implacable: en haut, les seigneurs, en bas, le peuple des oubliés.

Dans la ville basse, le long de la côte, les quartiers pauvres: Martissant, La Saline, et le tristement célèbre quartier de Cité-Soleil, considéré comme le plus grand bidonville de la Caraïbe. Un peu plus loin de la côte, le centre historique, avec le palais présidentiel détruit, la place du Champ-de-Mars, la grande rue. Les gravats ont été déblayés, mais il y a encore beaucoup d’immeubles en lambeaux, vides, comme des structures fantômes. En haut, enfin, sur les collines qui surplombent la ville basse, les quartiers plus chics, comme Pétionville ou Montagne Noire. Là, la vue est belle. Les rues sont propres. Certaines villas sont bordées d’immenses jardins en terrasse… A Port-au-Prince, plus on monte, plus on est riche. La misère reste en bas, dans la poussière des rues non goudronnées et le tumulte de la foule. Dans la ville basse, il faut faire un effort d’imagination pour tenter de retrouver les vestiges de l’époque où Port-au-Prince était «la perle des Antilles». Epoque mythique d’avant les Duvalier où les écrivains et les acteurs américains, les fortunés de ce monde venaient ici pour jouir du soleil avec volupté, comme aujourd’hui ils vont à la Barbade où à Saint-Barthélemy.

Que reste-t-il de ce passé de carte postale? Les maisons gingerbread, çà et là, dans les quartiers de Pacot ou de Turgeau, ces grandes villas tout en bois, construites au début du XXe siècle dans un style victorien, avec terrasse et balcon, et qui trônent aujourd’hui, un peu dégarnies, comme de grandes ossatures à l’abandon. Pour le reste, Port-au-Prince n’a plus rien d’une perle: l’agrandissement constant de sa population provoqué par l’exode rural a fait exploser tous les schémas d’urbanisation, et le séisme a achevé de transformer la ville en chaos urbain.

En Haïti, tout ne commence ni ne finit avec Goudou Goudou, le séisme du 12 janvier 2010. Plus de trois ans après la tragédie qui a fait environ 300.000 morts, le pouvoir politique commence à vouloir décrocher l’image du pays du tremblement de terre. Il faut rassurer les investisseurs. On déblaie. On reconstruit. La ville oscille entre désir de normalité et besoin de recueillement.

Dans le quartier de Saint-Gérard, autour d’un monument commémoratif qui a été érigé par les gens du quartier, le travail de deuil se poursuit. Une femme est venue de Miami et le groupe se retrouve autour du petit kiosque blanc pour écrire sur les plaques du monument un nouveau nom: celui de la sœur de cette femme, morte ici trois ans plus tôt.

Si le séisme a frappé, c’est pour punir Haïti

Plus loin, à côté de la cathédrale nouvelle qui s’est en partie effondrée et reste à ciel ouvert, quelque 200 personnes assistent à un prêche en mémoire des victimes. Il y a du monde, mais ce n’est pas non plus une foule infinie. La voix de l’évêque monte et essaie de réchauffer l’assistance. Lorsqu’elle martèle: «Ayiti pap pourri, Ayiti pap péri», on entend des grondements approbateurs dans l’assemblée ; mais plus tard, on est sidéré d’entendre que si le séisme a frappé Haïti, c’était pour punir le pays de ses péchés. On en est encore là: le châtiment divin. On ne parle pas de plaque tectonique, de misère, de la nécessité d’un urbanisme pensé, contrôlé, de normes de sécurité, non, on parle du courroux du ciel devant la débauche des hommes. Et à ces mots, à nouveau, un grondement approbateur monte de l’assemblée. Partout, dans la ville, on remercie Dieu, sur les murs, les voitures, les devantures d’échoppe. Le séisme, étrangement, n’a pas rompu le lien entre les Haïtiens et la religion, il semble même l’avoir renforcé. Derrière la cathédrale, à l’endroit où une grande croix est restée debout, les femmes s’accrochent aux barbelés, les bras en l’air, et dansent doucement en murmurant le nom de Jésus. Le malheur et l’injustice ne rendent pas nihilistes à Port-au-Prince, ils accroissent la ferveur.

Plus tard dans la journée, une nouvelle stupéfiante nous parvient: «Ils démolissent le camp de la place Sainte-Anne.» Nous nous précipitons là-bas. Depuis 2010, cette place du centre-ville bordée par le lycée Toussaint-Louverture abrite un camp de réfugiés. Les autorités de la ville ont tout mis à bas. La place n’est plus qu’un immense terrain jonché de détritus: briques cassées, planches de bois arrachées. Sur ce qui étaient les portes ou les murs de ces petites habitations, on peut encore lire ces trois mots: «A 2 Moli» (à démolir). C’est un spectacle de désolation. On enjambe les ordures, les vieilles affaires, les bouts de bois. La colère le dispute à l’effondrement. Comme nous le dit un voisin, furieux, au bord des larmes, descendu par solidarité avec les réfugiés: «Je les connais ces gens. Nous étions ensemble le jour du tremblement de terre. J’ai perdu ma femme il y a trois ans. Nous étions tous là… ensemble… On ne peut pas les traiter comme ça…» Il ne reste plus qu’une seule baraque debout. A l’intérieur, une petite fille de quatre jours. Combien de temps laisseront-ils cette habitation debout?…. La mère, à l’intérieur, veille sur son enfant, muette. Elle nous regarde avec des yeux lents dans lesquels on voit toute la résignation du monde. Ils ont tout cassé. Pendant deux heures. Pour dégager la place.

Les autorités disent que chaque famille a reçu un coupon qui leur permettra de toucher 20.000 gourdes (l’équivalent de 400 €) pour se reloger quelque part. Mais tous, au milieu des débris, nous disent la même chose: que la distribution des coupons a été aléatoire, que beaucoup n’en ont jamais vu la couleur… A la question: où dormirez-vous ce soir?, ils sont nombreux à montrer du doigt l’église Sainte-Anne. Il ne reste plus que deux murs debout, mais les habitants de Port-au-Prince semblent continuer à penser que malgré le toit effondré, il y fait plus chaud qu’ailleurs. Nous les laissons derrière nous lorsque la nuit tombe. Personne ne nous avait dit qu’il pouvait y avoir pire que de perdre sa maison dans un tremblement de terre, pire que de vivre trois années durant dans des conditions de fortune au milieu d’un camp de réfugiés miséreux, il y a encore ce jour où l’on met à bas votre baraque de tôles et où il ne vous reste que le ciel sur votre tête et ces trois mots qui résonnent avec la grimace du cauchemar: «A 2 Moli».

Les ombres de Haïti ne sont pas toutes liées au séisme. Ce sont parfois des fantômes du passé qui viennent hanter les rues sans que l’on sache si elles le font comme des âmes errantes ou par désir de menacer l’avenir. Et si la terre, en secouant la ville, avait tout réveillé? Tout se mêle ici: le passé, le présent. Dans les jours qui ont suivi le séisme, les vieux démons de Haïti ont tous voulu revenir au pays: Jean-Claude Duvalier, le 16 janvier, six jours après la tragédie. Jean-Bertrand Aristide, le 17 mars 2011, quatorze mois plus tard. Comme si tout ressurgissait. Et c’est peut-être ce qui frappe ici, dans les rues de Port-au-Prince: à quel point les différentes strates d’histoire s’empilent, se chevauchent, se côtoient dans une étonnante proximité. Tout se passe comme si l’urgence de vivre, les difficultés quotidiennes faisaient concurrence à la mémoire citoyenne.

Nourrie par les difficultés,l’amnésie politique est partout

Dans le quartier de La Saline, un des plus pauvres de Port-Au-Prince, tristement connu pour être un des lieux où Aristide recrutait ses «chimères», un vieux monsieur qui nous sert de guide nous montre les logements sociaux construits à cette époque et ajoute sur un ton définitif: «Aristide, meilleur Président»… Chaque jour, les journaux se font l’écho du probable abandon des accusations qui pèsent sur Jean-Claude Duvalier par le juge chargé du dossier… L’amnésie politique est partout, nourrie par la difficulté de la vie et par l’illusion que les temps d’avant étaient meilleurs.

Dans un océan de détritus et de crasse, les gamins du quartier Martissant survivent comme ils peuvent.

On repense alors aux mots de la photographe Maggie Steber. Oui, on bascule sans cesse, dans ce pays, du cauchemar au rêve, de l’effrayant au saisissant. Nos promenades dans les rues de Port-au-Prince peuvent se résumer à une série de visions étranges, oniriques ou terrifiantes. Comme ces enfants du quartier de Martissant que l’on a regardés longtemps jouer au bord de l’eau, dans les détritus, joyeux et beaux, jusqu’à ce que l’on découvre, à nos pieds, un crâne humain. Et personne autour de nous ne connaissait l’histoire de ce crâne, ni ne s’en souciait vraiment… Cet homme qui nettoyait les tripes d’animaux dans une eau immonde, et qui, son travail achevé, mit sa marchandise dans une brouette, puis, pris d’une soudaine idée, revint sur ses pas et installa avec de la corde la tête d’un veau à la proue de sa brouette et partit ainsi – vision étrange – dans un grand éclat de rire… Port-au-Prince est là, dans ces contractions étonnantes qui disent quelque chose de la folie, de l’errance, de la violence, mais pas de façon articulée, par images successives, par chocs sensoriels…

Et malgré tout, ce qui nous frappe, c’est que toutes les personnes que nous avons rencontrées dans ces quartiers d’enfer nous ont parlé avec une politesse qui semblait presque incongrue, des mots choisis, dénotant un réel regard sur leur situation. Il y a ce jeune homme de 24 ans, rencontré au cœur du bidonville de Cité-Soleil, qui nous dit d’une voix douce:«J’ai 24 ans mais je me sens vieux…», et à son regard, on le croit. Ici, l’espérance de vie est de 55 ans pour les femmes et de 53 ans pour les hommes.

Il y a aussi cette femme, dans le quartier de Jalousie, qui nous interroge sur ce que nous écrirons et finit par demander que l’on ne parle pas que des choses mauvaises. Et lorsqu’on l’interroge à notre tour sur ce qu’elle dirait pour souligner les points positifs de cette ville, il y a ce long silence, un sourire gêné et cette phrase: «Je ne sais pas… c’est difficile…», comme une abdication face à la difficulté des jours.

Et pourtant, ils ont raison. La lumière existe à Port-au-Prince. Elle est même partout. Dans ce qui peut paraître futile mais qui ne l’est pas: l’élégance des gens. Dans ces rues polluées, aux embouteillages énormes, où la moindre promenade vous couvre de poussière, les élèves des écoles sont toujours impeccables dans leurs uniformes. Il faut s’imaginer ce que cet effort représente au quotidien dans des familles où il n’y a pas l’eau courante, où on ne possède pas forcément un fer à repasser. Et pourtant, les enfants ont des chemises blanches et sont tirés à quatre épingles.

La lumière, elle est dans les yeux de Viviane Gauthier, lointaine descendante de Dessalines, arrière-petite-fille du président Florville, installée dans une magnifique maison gingerbread depuis 1932. Qui a vu défiler tant de choses, avec ses cheveux blancs, son chemisier blanc, son short bleu et qui continue, à l’âge de 94 ans, à donner des cours de danse sur la grande terrasse où elle a fait installer une barre fixe. On la regarde, cette figure atemporelle, se tenir droite et faire bouger ses épaules au rythme des tambours…

La lumière existe dans cette ville. Elle est fragile, sans cesse menacée, mais c’est peut-être ce qui la rend si intense. Elle est dans les allées étroites du grand marché de la Croix-des-Bossales où tout se vend, les vêtements, les épices, le charbon, où les Blancs, à l’époque de la colonisation, vendaient les esclaves, où tout se mêle dans un capharnaüm inimaginable et où le visiteur est sans cesse bousculé, dépassé, comme si le temps, ici, ne pouvait couler que de façon frénétique, parce qu’il est urgent de vivre.

Pour la plupart d’entre nous, Haïti est le pays maudit, celui qui a vécu tous les malheurs dans une accumulation effrayante: les dictatures, le séisme, le choléra, les ouragans… Et comment nier cette succession objective d’épreuves. Mais je veux me souvenir de la saine colère du grand écrivain Lyonel Trouillot lorsqu’on lui parle de malédiction. La malédiction, c’est le fatum, et il n’y a plus qu’à baisser la tête. La malédiction, c’est une insulte à l’action politique, à la révolte citoyenne. Il a raison. Le peuple haïtien mérite mieux. Mieux que l’idée qu’il serait sur terre pour tout endurer. Mieux que l’idée qu’il est puni pour ses péchés. Mieux que cette inégalité sociale révoltante qui ronge son avenir. Au moment où l’avion décolle, on sait qu’on a été changé par ce voyage et on remercie les ombres de Port-au-Prince qui ont déposé en nous un peu de leur lumière et de leur puissante dignité.

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