Haïti : Grandeur et décadence de Jérémie

samedi 6 septembre 2014

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Soumis à AlterPresse le 3 septembre 2014
Le souvenir de la Jérémie de mon enfance m’étreint chaque année à l’approche des vacances d’été et surtout de la fête paroissiale, la Saint-Louis. On dirait que cette année est la pire de toutes, tant ma tristesse est grande. Ville charmante, paisible, placée face au soleil levant et fouettée constamment par les bourrasques du vent du nord, le redouté nordé, Jérémie porte aujourd’hui les cicatrices affreuses laissées par une histoire ponctuée de catastrophes et d’événements sanglants.
Comme il faisait bon de vivre dans ce coin de terre, même si l’on avait quelques fois des difficultés à mettre la marmite au feu… L’air était frais et pur, et on vivait en paix et en harmonie avec les voisins, la parenté, les amis, les passants. Ville de rêveurs, de marins intrépides, d’agriculteurs paisibles et de commerçants industrieux, Jérémie a été surnommée la cité des artistes et des poètes. Son charme existait surtout dans son architecture et sa verdure, ses grandes maisons en bois communément appelées vernaculaires, bien entretenues, aux couleurs reposantes inspirées du 19e siècle.
La Douane, vers 1920
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Le Café Saint Honoré, actuelle résidence Gaubert, vers 1920
L’architecture et la construction en amphithéâtre de la ville provoquaient la curiosité et l’étonnement des visiteurs. Les maisons étaient bien alignées le long des petites rues étroites et propres des provinces du Sud. Tout était bien en place pour faire de Jérémie une ville-musée. Dans les collines environnantes se trouvaient les quartiers résidentiels et, au bord de mer, le quartier commercial. Au centre, il y avait un parc qui, à mes yeux d’enfant, paraissait immense. C’était le « Carré La Place », de son vrai nom la Place Alexandre Dumas. L’église Saint-Louis roi de France, devenue depuis la Cathédrale Saint-Louis, était la plus imposante construction de ce secteur de la ville. Elle est l’œuvre de l’ingénieur-architecte martiniquais Joseph Louisiade, l’époux de ma grand-mère Mérope Fanor. Le couple a eu aussi une coquette fillette du nom d’Henriette Louisiade, disparue à la fleur de l’âge. Ma mère en parlait souvent.
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La Place Dumas vers 1950, Photo Séjour Cajoux
L’histoire de la ville est très mal connue des Jérémiens. Autant que je me rappelle, c’est le président Hyppolite qui fit don à la ville du beau kiosque de style espagnol qu’on voit sur les anciennes photos et qui a été démoli en 1956 au moment de la construction de la place actuelle. La fanfare de la ville y donnait des concerts le dimanche, et les promeneurs se réunissaient autour de la magnifique petite fontaine nommée par la population Ti Amélie. Le parc était bien décoré avec des palmiers géants dont on avait coutume de peindre en blanc la moitié du tronc. Il y avait aussi d’énormes sabliers et de majestueux flamboyants dont les fleurs d’un rouge vif créaient une véritable atmosphère de féérie. Interdiction nous était faite de nous aventurer sur la pelouse où était plantée une enseigne disant « Défense de marcher sur le gazon ». Je me souviens encore des bancs de granite aux couleurs rose, bleu et gris sur lesquels se bécotaient les amoureux à l’heure de l’Angélus du soir. Bon nombre de ces bans étaient des dons de grands citoyens de la ville et portaient les inscriptions : Don du général Franck Lavaud (Forces Armées d’Haïti) ; Don du Sénateur de la République Mentor Laurent ; Don d’Astrel Roland, Capitaine des Forces Armées d’Haïti.
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La Fontaine Ti-Amélie au cœur de l’été, années 2000
A une petite distance de la place se trouve La Pointe, le coin favori des amoureux. Cette pointe de rochers située à l’extrémité nord de la ville se prolonge dans la mer comme une larme sur le visage d’une jolie femme. Dieu seul sait combien de nos mères et de nos grand’mères ont savouré leurs premiers baisers sur un de ses bancs ou sur un de ses canons. La Pointe offrait une formidable vue panoramique de la ville : l’embouchure de la Grand’Anse, Versailles, la Basse-Ville, Sainte- Hélène, les verdoyantes collines de Sous Platon, Caracoli, Rochasse, Bordes, La Source Dommage. C’est c’était cela la Jérémie de mon enfance, la Cité des poètes, celle qui habite encore ma mémoire et anime mes rêves d’émigré. Oui, tout était en place pour faire de Jérémie une ville-musée. Mais, Haïti, terre de feu, tè glise (terre glissée) lui a ravi cette chance. Même la nature semble s’être prêtée à ce jeu macabre.
Le premier grand désastre dont j’ai été témoin a été le passage du dévastateur cyclone Hazel en octobre 1954. Ce fut une nuit d’horreur. Hazel a saccagé la ville et la campagne environnante, détruit toutes les embarcations qui mouillaient dans le port et emporté un nombre indéterminé de vies humaines. Il a aussi renversé sur son passage un bon nombre de maisons vernaculaires jumelées de trois étages, a saccagé l’Hôpital et emporté des toits de nombreuses maisons écoles et églises de la presqu’île du Sud. On pourrait dire que depuis lors la porte était ouverte pour la saison des cyclones. C’était la première fois que j’entendais les mots sinistre et sinistrés. Les champs étaient dévastés. Au bout d’un mois, la famine a frappé, déferlant sur la ville un flot de paysans affamés, rongés par la faim, la maladie, les intempéries.
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Le Morne Canova en 1954, Collection Claude Martineau
À partir de cette date, c’était la vie à l’envers. La Grand’Anse, qui avait toujours été le grenier du pays, était à la merci de Port-au-Prince, attendant de semaine en semaine ses bateaux pour son approvisionnement : Marie Joseph, de l’armateur Albert Nicolas, Ti Florida, des frères Philizaire, Sirène, des frères Rouzier, etc. On les voyait arriver avec dans leur cale des centaines de quelques sacs d’haricots, de carottes, de riz, de maïs. Alertés par les SOS lancés à partir des bateaux croisant au large des côtes, des bateaux étrangers accoururent dans le port avec une cargaison de secours d’urgence : lits de camp, couvertures de laine, lait en poudre, huile de cuisine, etc. produits de base. Le premier bateau arrivé portait le nom de Saipan, encore gravé dans la mémoire des Jérémiens de l’époque. Ces événements marquèrent tellement la vie de la cité qu’ils se reflétèrent dans les noms de nos équipes de football. C’est ainsi que les deux meilleures équipes de la ville devinrent Hazel et Saipan.
Poussés par la famine, de nombreux sinistrés des environs élirent domicile à Jérémie. Les pêcheurs de Roseaux, de Corail et de Pestel s’établirent du côté de Nan Pousiè et de Sainte-Hélène, les familles de Bonbon l’Anse-du-Clerc et des Abricots, du côté de La Source, etc. Le président Magloire entreprit alors de construire une cité à La Source et une autre à La Pointe. Son renversement en décembre 1956 donna le signal d’une campagne électorale orageuse dont la ville porte encore les cicatrices.
J’ai encore frais à la mémoire quelques grandes maisons vernaculaires happées par Hazel, la grande maison des époux Émilien Lindingue à Capiel, la maison des époux Paul-Émile François à Jubilé et celle d’Odette Stoodley et d’Emilie Monval au Fond Augustin. Trois ans, plus tard quel chatiment pour Jérémie en 1957 ! La passion politique a montré ses griffes en incendiant le Fond Augustin où plusieurs superbes maisons ont disparu dans les flammes : la maison Benn Blanchet, œuvre de Joseph Louisiade ; le lycée Nord Alexis ; la résidence du juge Catina Sansaricq. Même la petite maison de la pauvre Tante Estime n’a pas été épargnée durant cette nuit funeste du 15 au 16 mai 1957.
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Le Lycée Nord Alexis incendié en mai 1957, Collection Myrtha Lapierre
Tandis que la population affolée se ruait sur les lieux de cet incendie, deux autres foyers embrasaient le ciel dans le quartier de Bordes. Une superbe hybride à tourelle appartenant également à la famille Blanchet, une autre construction de Joseph Louisiade, fut également la proie des flammes. Cet incendie visait apparemment la maison voisine habitée par le doyen du tribunal civil, le juge Roger Hilaire. Ces actes de barbarie furent suivis d’une surprenante vague d’arrestations arbitraires qui empoisonnèrent pour longtemps les relations existant entre les groupes sociaux de la ville.
Dix jours plus tard, soit le 25 mai 1957, un début de guerre civile éclatait à Port-au-Prince et c’est de justesse que la paix put être rétablie dans l’ensemble du pays. Le dimanche 26 mai, Daniel Fignolé prêtait serment et libérait tous les prisonniers politiques de Jérémie et du pays. C’était onze ans après les élections législatives de 1946 qui avaient opposé à Jérémie deux professionnels, l’un dentiste de la Basse-Ville, l’autre, avocat de la Haute-Ville. L’un à l’épiderme plus clair, Raoul Duquella, l’autre Herman Jérôme, de teint plus foncé. Une campagne électorale, très simple au départ, mais que la malice populaire exploitée par des apprentis politiciens transformera en une lutte à finir sur la question de couleur. La boîte de Pandore ouverte sur la place publique avec le trivial slogan Chabon ap kouvri farin divisera profondément la Cité des poètes.
Après l’apaisement social remarquable des années 1946-1956, les événements de mai 1957 plongèrent de nouveau Jérémie dans la division. La ville tranquille que l’on connaissait changea brusquement de visage. La tension monta chaque jour, à mesure qu’approchait l’échéance des élections générales, qui finalement eurent lieu en septembre 1957. La question de couleur reprit alors le dessus dans les moindres discussions. On dirait que chaque citoyen s’était réfugié dans un silence de mort. La clef sur la bouche.
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Marcel Numa et Milou Drouin, novembre 1964, Collection CIDIHCA
Depuis lors, plus de rencontres amicales et sociales. Plus de petites visites chez mon compère ou ma commère après la messe de 4 heures du matin pour déguster ensemble une petite tasse de café bien chaud. Finis les jeux d’enfants, les contes sur la galerie, les histoires de Bouqui et de Malice, les lago caché, les jeux de marelle, les rondes au clair de lune et les rires aux éclats. Finies les romances. C’est une autre ère qui s’ouvre. Les sédentaires de la classe moyenne sentant arriver le pire commencent à quitter la ville petit à petit. Ces belles maisons vernaculaires commencent aussi subrepticement par changer de main ou de titre de propriété. Personne ne pouvait soupçonner que sous ce beau ciel bleu de la petite Jérémie se couvaient les haines et les rancunes qui allaient éclater au grand jour après l’invasion de 1965 par les Treize de Jeune Haïti.
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Vernaculaire dans ma vision d’artiste, Collection Eric Girault
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Vernaculaire dans ma vision d’artiste, Collection Eric Girault
Le commerce dirigé par une minorité de la classe bourgeoise était frappé d’anémie depuis la grande déchirure du cyclone Hazel. Il n’arrivait pas à se tenir sur ses jambes. Voyant le pouvoir issu des élections de 1957 refuser de faire ses valises à chaque crise, les commerçants de la place s’inquiétèrent davantage de jour en jour. À Jérémie, le temps a alors ralenti sa marche. On aurait dit que même l’horloge de l’église Saint-Louis était plus lente que toutes les autres du monde. Elle n’était pas pressée, mais elle faisait son travail. Qui vivra verra. Qui verra saura et qui saura dira. La cité était boudée contre elle-même. La flamme de haine des années précédentes ne s’éteignait pas. Elle sommeillait et attendait un petit grondement pour éclater.
Entre-temps, des événements majeurs s’étaient produits à travers la République. Le premier holdup up avait pris naissance à Jérémie pour dérouter un avion vers Cuba. En juillet 1958, c’était la prise des Casernes Dessalines par Perpignan et son commando. La pendule marchait toujours doucement pour arriver au 6 août 1964 et sonner le glas à Jérémie. Un glas bien différent de ceux que les carillonneurs de l’Église Saint-Louis avaient l’habitude de sonner. Plus lugubre, plus pesant pour mieux pénétrer dans les cœurs. Chaque son de cloche du gros Alexandre veut dire un mot ou un nom. La sirène des véhicules de la Police qui circulaient dans la nuit noire sous le couvre-feu apportait la peur, l’anxiété, comme si l’on s’acheminait vers la fin dernière. C’était le débarquement des Treize de Jeune Haïti à Dame- Marie. Le massacre qui suivit fut affreux.
Par une nuit sans étoiles, pendant que la ville était plongée dans le noir, les vrombissements des moteurs des véhicules lourds des Forces armées d’Haïti transportaient à la boucherie des hommes, des femmes, des adolescents, des enfants, des vieillards. Même des bébés auraient été exécutés à la baïonnette. Ce sont ces nuits de panique et d’effroi qu’on a appelés « Les vêpres de Jérémie ». La mort dans l’âme, les larmes aux yeux, parents, voisins, amis des martyrs, personne n’arrivait à en croire ses oreilles.
Confession d’une dame qui était adolescente à l’époque. La jeune M.J.L. sauvée par miracle avec ses parents grâce à la protection d’un grand manitou du régime avait rencontré sur le quai de Port-au-Prince son petit premier amour P.S. qui s’embarquait pour Jérémie où l’attendait la mort après ses examens du bacc. Comme la sœur ainée de M.J.L la brusquait pour rentrer, les deux amoureux n’eurent même pas le temps d’échanger un mot. Mais le dernier regard échangé qui voulait tant dire pour elle est resté à jamais gravé dans sa mémoire.
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Le mausolée érigé à Numéro Deux en 1986 à la mémoire des victimes
Selon la rumeur, un partisan du gouvernement, père de famille paisible et modéré, avait été convoqué à une réunion, mais, arrivé à Numéro Deux, il se trouva devant un peloton d’exécution. À sa grande surprise, il vit au pilori une adolescente qui était l’amie d’une de ses filles. Il supplia les bourreaux de l’épargner. Mais les tigres étaient sourds et aveugles. Rentré chez lui au milieu de la nuit, il raconta la scène à sa femme et fit mine de s’endormir. Au petit jour, il succombait d’un arrêt du cœur. Par la suite, des décès se sont succédé pendant des semaines et des mois. Des familles de la petite bourgeoisie épargnées par miracle s’empressaient de se défaire de leurs biens en les vendant aux premiers intéressés, visant Port-au-Prince comme première escale pour aller le plus loin possible. Sans le vouloir, elles laissaient pour toujours leur Jérémie adorée, ce qui se fit dans une odeur de poudre à canon et de cadavres.
Le beau quartier de Bordes où se trouvaient les belles maisons Gingerbreads qui m’ont tant inspiré se vida rapidement de ses résidents. Elles ont été désertées après avoir été livrées au pillage. Un pan de fenêtres fermées, une autre entr’ouverte et qui veulent tant dire !
Sur la place d’Alexandre Dumas, face à l’église Saint-Louis, rebaptisée Cathédrale Saint-Louis, se dresse la Ti Amélie de mon enfance qui change périodiquement de visage. Cette fillette de bronze, debout au milieu de sa fontaine, avec sur la tête un plateau débordant de peine et de tristesse. Oui, elle a tout vu et tout entendu. Les grands moments de la vie de la Cité comme les plus tristes et les plus honteux. A ce poste stratégique, Ti Amélie a vu la grandeur et la décadence de la cité des poètes. En promenant ses yeux sur le Carré La Place, elle se demande encore en hochant la tête où sont passés les lauriers, les flamboyants et les fleurs d’antan.
La fontaine s’est asséchée, mais les larmes de Ti Amélie ne cesseront de couler. Il est préférable de laisser le reste aux historiens.
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La Pointe dans les années 1950, Collection Eddy Cavé
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