Haïti et Onu : Michel Forst inquiet pour Haïti et s’explique sur sa démission

A mes amis d’Haïti !

Parce que j’ai démissionné de mon mandat d’Expert Indépendant sur la situation des droits de l’Homme en Haïti lors de la présentation de mon rapport devant le Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies, il m’a se

A mes amis d’Haïti !

Parce que j’ai démissionné de mon mandat d’Expert Indépendant sur la situation des droits de l’Homme en Haïti lors de la présentation de mon rapport devant le Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies, il m’a semblé nécessaire de partager avec le pays quelques dernières observations personnelles et remercier chaleureusement toutes celles et ceux qui m’ont accompagné et assisté durant ces 5 années.

Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse ces derniers jours, ma démission n’a rien à voir avec la décision du Secrétaire Général des Nations unies sur le choléra, je n’ai jamais critiqué ni même commenté cette décision, ni réclamé une indemnisation pour les victimes du choléra. Mon rapport a été écrit en décembre 2012 et la décision du Secrétaire Général a été rendue publique en février 2013, je ne pouvais donc évidemment pas commenter une décision que je ne connaissais pas. J’avais écrit à l’époque que j’étais « sensible au besoin de vérité et de réparation éventuelle exprimé par les victimes ou leurs familles » et je rappelais « que le silence est la pire des réponses ».

De même, ma démission n’a pas été provoquée par des difficultés avec les autorités du pays, malgré les inévitables tensions passagères inhérentes à la fonction que connaissent tous les Rapporteurs Spéciaux, nous croyons au contraire fermement à la nécessité de maintenir des liens étroits et confiants avec les autorités en place pour assurer l’effectivité de nos recommandations.

Je démissionne parce que je suis appelé à d’autres fonctions et je sais que vous ferez bon accueil à mon successeur qui sera nommé par le Président du Conseil des Droits de l’Homme en juin prochain et viendra visiter le pays d’ici la fin de l’année 2013.

La fonction d’expert indépendant qui m’a été confiée par le Président du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies consistait à observer, passer du temps à rencontrer les différents acteurs, souvent plusieurs fois, analyser les évolutions législatives et réglementaires, suivre les réformes en cours, afin d’être en mesure de proposer des solutions concrètes et de formuler des recommandations pertinentes au gouvernement d’Haïti et à la communauté internationale. L’objectif qui était poursuivi était d’abord tourné vers la population du pays, parce que les recommandations qui sont faites ont essentiellement pour objectif de donner ou de redonner aux hommes, aux femmes et aux enfants de ce pays un accès à un ensemble de droits fondamentaux qui sont également garantis par la Constitution de 1987.

C’est pourquoi, lors de chacune de mes missions dans le pays, j’ai rencontré les autorités du pays, j’ai échangé avec des maires, les commissaires du gouvernement et des juges du siège, les avocats, les responsables de la police nationale haïtienne, des représentants de la société civile, des organisations de femmes, des délégués départementaux, des représentants des organisations paysannes. Je crois à la nécessité de rencontrer et d’échanger avec une multiplicité d’acteurs haïtiens pour mieux se forger une opinion personnelle et surtout de ne pas se laisser instrumentaliser par l’un ou l’autre.

Au moment où je quitte ma fonction, je ne veux pas vous cacher mon inquiétude et ma déception devant l’évolution de la situation dans les domaines de l’état de droit et des droits de l’homme, ce que confirme malheureusement le rapport du Secrétaire Général des Nations unies qui a été présenté la semaine dernière à New York.

Je suis inquiet de voir que se développent les pratiques de nominations de magistrats à des fins politiques ou partisanes, ou bien encore pour protéger tel ou tel personnage important dans le pays. Plusieurs cas ont été documentés par les observateurs, je pense notamment au cas de Calixte Valentin, un conseiller du chef de l’état, accusé du meurtre d’un jeune paysan et libéré après 6 mois de détention préventive par un juge spécialement nommé à cet effet par l’actuel ministre de la justice, alors que croupissent en prison depuis plusieurs années des gamins arrêtés pour un simple vol de pots de peinture ou une simple bagarre.

Je suis inquiet de constater que se poursuivent les arrestations arbitraires et illégales dans l’ensemble du pays, que l’on peut lire dans les rapports hebdomadaires de la section Droits de l’Homme de la MINUSTAH ou dans les rapports de la Protectrice du Citoyen. Il n’est pas concevable que dans un état de droit, les responsables de l’application des lois se sentent autorisés à ne pas respecter la loi et que de tels comportements restent sans réaction de l’institution judiciaire. C’est un signal de plus envoyé du désordre actuel de l’institution judiciaire, dès lors que règne l’impunité.

Je suis tout aussi inquiet de voir les menaces qui auraient été proférées par le ministre de la communication à l’encontre de journalistes en février dernier ou d’apprendre que des journalistes ne seraient pas autorisés à participer à des manifestations officielles parce que leurs journaux sont suspectés de servir le jeu de l’opposition. Il s’agit là d’une atteinte à la liberté de la presse et à la liberté d’expression et d’opinion.

Je suis inquiet pour la situation dans les prisons qui ne s’est pas véritablement améliorée. La prison en Haïti reste un lieu cruel, inhumain et dégradant, elle ne devrait pas être un lieu de souffrance, mais un simple lieu de privation de liberté dans lequel l’ensemble des droits doivent être garantis, à l’exception bien entendu de la liberté d’aller et de venir.

Je suis inquiet par l’absence de véritable traitement de la détention préventive dans le pays, que tous les observateurs ont pourtant diagnostiquée et pour laquelle les solutions existent mais ne sont pas mises en œuvre. Elles ont pourtant été répétées par mon prédécesseur Louis Joinet et ses prédécesseurs depuis plus de 20 ans et par moi-même depuis tellement d’années ! Que de temps perdu ! Le traitement de la détention prolongée appelle d’abord une réponse plus forte en matière de lutte contre la corruption dans l’appareil judiciaire. Il faut une meilleure gestion du temps des magistrats du siège et du parquet, une utilisation beaucoup plus active de toutes les dispositions du code d’instruction criminel, y compris le recours à l’habeas corpus, une refonte du code pénal qui introduise des dispositions nouvelles comme l’introduction d’un juge de la liberté et de la détention, la comparution immédiate et les peines alternatives à la détention, comme le rappel à la loi ou les travaux d’intérêt général. Je me réjouis du travail effectué par l’ancien ministre de la justice René Magloire qui travaille à une refonte du code pénal dans cette direction et j’espère que les autorités sauront traiter cette question avec la plus grande urgence.

Dans le domaine de la police, j’ai toujours salué les énormes efforts accomplis par les gouvernements de René Préval et de Michel Martelly avec un très fort et très salutaire soutien de la communauté internationale. Les sondages montraient que la confiance revenait dans l’institution policière, mais j’ai pu constater qu’il persiste néanmoins des inquiétudes fortes. Le cas de Serge Démosthène, torturé à mort dans le commissariat de Pétionville, et dont je parle dans mon rapport, n’est malheureusement pas un cas isolé. Les rapports hebdomadaires de la section des droits de l’homme de la MINUSTAH rapportent chaque semaine des récits d’arrestations illégales et arbitraires par la police, de détention préventive prolongée dans certains commissariats ou postes de police, de refus de délivrance de certificats en cas de viol, de harcèlement policier et de cas de mauvais traitements ou de brutalité policière. La compilation de tous ces rapports montre qu’il ne s’agit pas là de faits anecdotiques, mais que dans l’ensemble du pays, il persiste encore un climat délétère dont j’espérais que la nouvelle Inspection Générale de la Police Nationale Haïtienne traiterait avec célérité.

Malheureusement, à peine avait-il pris ses fonctions que l’Inspecteur Général en chef était démissionné par l’actuel ministre de la justice, après avoir annoncé son intention d’enquêter sur le comportement de certains agents de la police et son refus d’intégrer dans le corps de l’inspection des éléments indésirables de la police.

Dans le domaine sécuritaire, la situation a empiré, le nombre de morts violentes par balle ou par arme blanche est impressionnant, la peur est revenue. Ici comme dans tous les pays, l’impunité dont bénéficient les auteurs d’atteintes aux droits fondamentaux ne peut que favoriser le retour ou la recrudescence de la violence. Il faut des actes forts, des gestes clairs, des décisions sans complaisance, afin de montrer la détermination des autorités haïtiennes de s’attaquer sérieusement à la question.

Malgré ce tableau plutôt sombre, il existe des signes encourageants. Parmi les signes positifs il y a le rôle joué par l’Office de la Protection du Citoyen. Florence Elie, la Protectrice du Citoyen, possède en effet toutes les qualités, l’autorité et l’expérience requises pour faire de cette Institution Nationale des Droits de l’Homme le lieu de la protection contre les abus et les atteintes aux droits. L’OPC sera probablement accréditée par les Nations unies en mai prochain comme l’Institution Nationale des Droits de l’Homme d’Haïti et je m’en réjouis. J’ai salué le vote de la loi organique par le Parlement, le vote de son budget, la création de bureaux régionaux pour rapprocher l’institution de la population et permettre à toutes les haïtiennes et tous les haïtiens de s’adresser partout dans le pays à leur Protectrice, dès lors qu’ils sont victimes de la mal-administration ou d’atteintes flagrantes à leurs droits fondamentaux.

Parmi les plus grands signes d’espoir pour le pays, il y a une société civile forte, motivée et solidaire. Il y a des organisations des droits de l’homme compétentes et professionnelles qui font un indispensable travail de recherche et de plaidoyer. Il y a des organisations de femmes courageuses et déterminées qui travaillent à la promotion des femmes et à leur protection contre les violences. Il y a des organisations de paysans qui s’organisent pour réfléchir et agir sur la sécurité alimentaire et le droit à l’alimentation.

Parmi les gestes positifs, il y a eu la nomination d’une ministre des droits humains et de la lutte contre l’extrême pauvreté avec qui j’ai longuement échangé lors de mes deux dernières missions. A côté de l’utile action humanitaire qu’elle mène, et qu’il conviendrait d’inscrire dans le cadre d’une stratégie gouvernementale de l’état de droit pour pérenniser les programmes, je l’avais encouragée à travailler à la rédaction d’un plan national des droits de l’homme dont le pays a le plus grand besoin. Ce plan national pourrait être approuvé cette année alors que nous célébrons les 20 ans de la Déclaration de Vienne qui justement appelle les états à formuler des plans nationaux des droits de l’homme.

La Haute-Commissaire aux Droits de l’Homme et moi-même avions rappelé que la tenue d’un procès équitable de l’ancien Président Jean-Claude Duvalier serait un évènement important qui montrerait à la population du pays que la justice fonctionne en Haïti et que dorénavant l’impunité ne sera plus tolérée pour les crimes les plus graves. La comparution de l’ancien Président Jean-Claude Duvalier devant les juges de la Cour d’Appel de Port-Au-Prince constitue à cet égard une victoire du droit. J’avais reçu avec une grande satisfaction une assurance au plus haut niveau de l’état que la justice suivrait son cours et que la séparation des pouvoirs interdirait toute interférence de l’exécutif dans le traitement judiciaire des procédures engagées. En observant ces dernières semaines la manière dont la commissaire du gouvernement conduit ses interrogatoires, je vois que tel n’est malheureusement pas le cas.

Enfin, pour conclure, je voudrais ici rappeler 2 des principales recommandations que mon successeur pourra reprendre. Dans les rencontres avec mes interlocuteurs, et bien que la question soit en tête des priorités du Président Martelly, j’ai constaté que le concept de l’état de droit n’est pas encore très clair. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé au Premier ministre la mise en place d’un comité interministériel sur l’état de droit, sous l’autorité d’un Délégué interministériel. Rattaché directement au Premier ministre ce Délégué interministériel pourrait rédiger une vraie stratégie nationale sur l’état de droit et veiller à ce que tous les ministères, y compris les ministères sociaux, engagent l’action de leur administration dans la mise en place de l’état de droit. La justice et la sécurité, mais aussi l’intérieur, la condition féminine, les affaires sociales, le commerce, les finances, la jeunesse et les sports. Tous ces ministères détiennent une pièce du puzzle de l’état de droit, mais sans véritable coordination les pièces du puzzle resteront éparses et le tableau ne sera jamais complété. Il manque une véritable coordination, que le Premier ministre ne peut seul assurer, parce que sa fonction est par nature tellement chronophage.

Ma deuxième proposition s’inscrit dans la perspective du départ de la MINUSTAH et notamment pour permettre progressivement le transfert de la protection internationale aux autorités d’Haïti, comme cela est indiqué dans « le plan de transition » évoqué dans la résolution 2012/743 du Conseil de sécurité. La section des droits de l’Homme devrait ouvrir dès maintenant un bureau qui, après le départ de la MINUSTAH, pourrait devenir un bureau du Haut Commissariat des droits de l’Homme des Nations unies au cœur de Port-Au-Prince, parce qu’Haïti aura encore besoin pendant quelques temps encore d’une protection internationale. Il ne s’agit pas de transférer toute la section, mais uniquement le bureau de l’Ouest, celui de Port au Prince. Le coût est neutre puisque l’essentiel des dépenses est déjà supporté par la MINUSTAH. Je m’en suis expliqué à Port-Au-Prince et à New York et je me réjouis de voir que cette idée progresse.

Ce dont le pays a maintenant le plus besoin, c’est de créer des emplois, pour permettre à chacun de vivre décemment et d’avoir accès aux services de base. Je me suis réjoui de l’annonce par le Premier ministre d’une diplomatie économique illustrée par le slogan « Haïti est ouvert aux affaires ». Le développement économique est intimement lié à la mise en place de l’état de droit et le respect des droits de l’homme est un des facteurs de la stabilité dont ont besoin les entreprises pour sécuriser leurs investissements. En effet, les entreprises internationales ont besoin d’une sécurité juridique dans le domaine du foncier, des transactions bancaires et de la dématérialisation, du droit social, des voies de recours juridiques en cas de litige ou de tentatives de corruption. L’état de droit, c’est d’abord un état légal, c’est aussi cela et c’est ce que les entreprises attendent de l’action du gouvernement pour investir dans le pays.

Je voudrais vous remercier toutes et tous pour la confiance que vous m’avez témoignée depuis que j’ai été nommé en juin 2008. Vous avez senti à quel point j’ai aimé et je continuerai à aimer ce pays, que j’ai essayé de servir de mon mieux en mettant mon expertise et mon enthousiasme au service des différents gouvernements et de leurs institutions. Nous partageons vous et moi l’espoir d’un Haïti prospère dans lequel les droits proclamés deviendront enfin des droits réels.

Michel Forst
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